Chapitre XV

Chapitre XV

Comme l’avait prévu le docteur Vaguédine, les nerfs de la jeune princesse avaient été fortement ébranlés. Aussitôt qu’elle fut un peu moins faible, Serge l’emmena hors de ce Kultow qui lui rappelait un si triste souvenir ; ils regagnèrent Cannes, où les accueillirent un soleil radieux et une température tiède, qui, dès les premiers jours, amena une amélioration notable dans la santé de Lise.

Les Rühlberg les avaient suivis. Aux yeux de Serge, Sacha, si espiègle et si gai, était précieux pour distraire sa jeune tante… Car maintenant, le prince Ormanoff ne voyait au monde que le bien-être, la satisfaction de Lise.

Tous ceux qui vivaient sous sa dépendance, depuis sa sœur et Hermann jusqu’au dernier des marmitons, savaient maintenant qu’une douce et toute-puissante autorité faisait courber sa tête altière. Le sceptre avait changé de mains : il reposait entre celles, toutes bienfaisantes, de la jeune femme que le prince Serge entourait d’un culte passionné, dont il épiait tous les désirs pour les satisfaire aussitôt, se plaignant seulement, moitié souriant et moitié sérieux, qu’elle n’eût jamais de caprices.

Tu es trop bonne, ma Lise, lui dit-il un jour. Une autre, à ta place, se vengerait un peu en me tyrannisant à mon tour.

Me venger ! Oh ! le vilain mot ! riposta-t-elle avec le joli sourire qu’elle avait souvent maintenant. Ou bien, si, je me vengerai en te rendant heureux le plus que je pourrai, mon Serge.

À mesure qu’il pénétrait mieux en cette âme délicate, si aimante, si loyale, et d’une bonté exquise, l’admiration et le respect croissaient dans le cœur de Serge. Ce cœur, endurci par les leçons de son aïeul, sortait enfin de sa prison de glace, de cette armure d’airain derrière laquelle le prince Ormanoff l’avait comprimé jusqu’au jour où une enfant l’avait conquis par son courage et la pure lumière de ses yeux.

Ce n’était pas sans un retour en arrière. Plus d’une fois, Lise dut intervenir pour réprimer ou réparer des actes de dureté envers ses neveux, — Hermann surtout, qu’il n’aimait pas, — ou ses serviteurs. Mais, personnellement, elle ne trouvait chez lui que la plus tendre bonté, sans le plus lointain rappel de cette tyrannie d’autrefois, qu’il appelait “ma criminelle folie”.

Maintenant, Lise avait toute liberté pour sa correspondance. Une longue lettre était partie à l’adresse de Mme des Forcils, mettant sur le compte de la maladie le silence si longtemps gardé et parlant en termes élogieux et pleins d’affection du prince Serge. Même à cette amie très chère, Lise ne voulait pas faire connaître les souffrances que l’amour de son mari réparait si bien maintenant.

Mais il ne pouvait être question d’écrire à Mme de Subrans. Étant encore à Kultow, Lise avait un jour posé à Serge l’interrogation anxieuse qui était depuis longtemps sur ses lèvres, et il n’avait pu lui cacher qu’Ivan Borgueff avait dit la vérité.

Mon grand-père et moi avions gardé le silence, d’autant plus facilement que Xénia parut se remettre assez vite, ajouta-t-il. Mais jamais, depuis lors, je n’eus aucun rapport avec Catherine. Il fallut cette rencontre chez les Cérigny pour me décider à renouer accidentellement les relations de parenté, à cause de toi, Lise.

Il lui avait raconté alors comment il avait obligé Mme de Subrans à lui accorder la main de sa belle-fille et avait avoué loyalement qu’il s’était fort mal conduit en cette circonstance, suivant la terrible devise de ses ancêtres : “Périsse la terre entière et l’honneur même des miens, pourvu que ma volonté s’accomplisse !

La pensée que cette femme, aimée et respectée jadis par elle, avait tué sa mère, et l’avait livrée elle-même, enfant confiante et sans expérience, à ce parent dont elle n’ignorait pas les idées et le terrible despotisme, tourmentait toujours douloureusement le cœur de Lise. Mais les enfants n’étaient pas responsables des fautes de la mère, et, en arrivant à Cannes, elle avait écrit à Anouchka, en lui demandant des nouvelles de la Bardonnaye.

La petite fille répondit en exprimant toute sa joie d’avoir enfin une lettre de cette sœur que tout le monde, à Péroulac, croyait perdue à jamais pour sa famille. Elle disait que sa mère était fort malade et qu’elle se montrait d’une tristesse impossible à vaincre.

Lise savait, hélas ! quel souvenir tourmentait cette âme !

* * *

… Un matin d’avril, la jeune princesse, assise sur la grande terrasse de marbre merveilleusement fleurie, lisait un ouvrage historique récemment paru — car elle avait maintenant toute licence pour compléter son instruction, et Serge lui-même se faisait le professeur de cette jeune intelligence, qu’il proclamait supérieure, tout comme M. Babille.

Elle était aujourd’hui tout à fait remise de la terrible secousse. Elle grandissait, se fortifiait, ses traits admirables se formaient complètement. L’enfant devenait femme. Mais ses grands yeux veloutés gardaient leur candide et fière douceur et leur profondeur pleine de lumière.

Voilà le courrier, ma tante, annonça Sacha, qui apprenait une leçon à l’autre extrémité de la terrasse tout en caressant un minuscule chien anglais que Lise lui avait donné pour son anniversaire.

Un domestique apparaissait, tenant à la main un plateau qu’il posa près de la princesse.

Lise, écartant les lettres et revues destinées à son mari, prit une enveloppe à son adresse.

C’est d’Anouchka. Qu’y a-t-il ? songea-t-elle, tout en la fendant rapidement.

« Je t’écris à la hâte un petit mot, sœur chérie, disait la petite fille. Maman est très, très mal, le docteur croit qu’elle peut nous quitter d’un moment à l’autre. Elle sait qu’elle est perdue, et, tout à l’heure, elle m’a dit de t’écrire, de te supplier de venir si cela t’était possible, parce qu’elle voudrait t’apprendre quelque chose, pour pouvoir mourir tranquille. Elle était si agitée en disant cela !… Essaye de venir, ma Lise ! Mais j’ai bien peur que ton mari ne te permette pas ! Il doit être si terrible ! Te rappelles-tu comme nous en avions peur, Albéric et moi ?… et toi aussi, je l’ai bien compris. Pourquoi donc l’as-tu épousé ? Sans cela, tu serais encore aujourd’hui avec nous.

« Voilà ma pauvre maman qui m’appelle. Bien vite, je t’embrasse. Viens, ma chérie, nous sommes si malheureux ! Ne fais pas attention aux taches qui sont sur le papier, c’est parce que j’ai pleuré en pensant à maman.

« Ta pauvre petite sœur,

« Anouchka. »

Y a-t-il des lettres pour moi, chérie ?

C’était Serge qui apparaissait sur la terrasse, revenant d’une promenade à cheval.

Mais qu’as-tu, ma très chère ? s’écria-t-il avec inquiétude, en voyant les larmes qui remplissaient les yeux de sa femme.

Sans parler, elle lui tendit la lettre d’Anouchka, qu’il parcourut rapidement.

Elle veut te faire sa confession, Lise. Évidemment, le remords doit être terrible… Mais tu ne peux songer à répondre à cet appel.

Je ne le peux ! Oh ! Serge, je veux le faire, au contraire !

Tu veux t’en aller là-bas ?… risquer de compromettre ta santé par de nouvelles émotions ?

Ma santé est très bonne, je n’ai vraiment aucune raison de ne pas me rendre à l’appel de cette malheureuse.

Une malheureuse qui a tué ta mère et qui a risqué de faire le malheur de toute ta vie !

Les lèvres de Lise frémirent.

C’est justement parce que j’ai beaucoup à lui pardonner que je dois me rendre près d’elle, dit-elle d’une voix tremblante.

Serge se pencha et prit ses mains qu’il porta à ses lèvres.

Mon cher ange, tu sais que je ne puis rien te refuser ! Mais, vraiment, cela est tellement peu raisonnable !… Et quand veux-tu partir ?

Ce soir, si c’est possible. Songe qu’elle est tout à fait mal, qu’elle peut être enlevée d’un moment à l’autre, avec une maladie de ce genre surtout. Puis ces pauvres enfants sont si seuls, dans de pareils moments !

Allons, nous partirons ce soir !… Mais je pense qu’après cela Anouchka ne trouvera plus que je suis si terrible ? ajouta-t-il, avec un sourire tendre qui donnait maintenant un charme tout particulier à sa hautaine physionomie et un rayonnement très doux à ses yeux, toujours bleus quand ils se posaient sur Lise.

Elle se leva et glissa son bras sous le sien.

Elle dira que tu es très bon… Et elle ne se doutera pas encore jusqu’à quel point tu l’es.

Il faut que ce soit toi pour trouver cela, ma sainte petite Lise, riposta-t-il avec émotion.

Maître Sacha, en les regardant s’éloigner appuyés l’un sur l’autre, se fit cette judicieuse réflexion :

C’est tout de même autrement agréable ici, depuis que c’est ma jolie tante qui commande ! Mon oncle est bien plus aimable, maman et Hermann n’osent plus me tracasser, tout le monde a l’air beaucoup plus heureux… Quand je me marierai, c’est ma femme qui commandera aussi, vois-tu, mon petit Tip ! conclut-il en mettant un baiser sur le mignon museau noir de son chien, qui se mit à japper, ce que Sacha considéra comme un signe d’approbation.

* * *

Le prince Ormanoff et sa femme arrivèrent à la nuit à Péroulac. La voiture de la Bardonnaye les emmena jusqu’à la vieille demeure, de laquelle Lise était partie naguère sans que son mari lui permît un dernier adieu.

Anouchka et Albéric se jetèrent tout en larmes au cou de leur sœur. La mourante avait toute sa connaissance, mais le dénouement fatal était attendu à tout instant. La dépêche envoyée la veille par Lise l’avait à la fois agitée et légèrement galvanisée. Elle avait recommandé que l’on fît monter sa belle-fille aussitôt son arrivée, et l’attendait avec une fiévreuse impatience.

Tandis qu’Albéric introduisait le prince au salon, Lise gagna rapidement la chambre de Mme de Subrans. À sa vie, le visage ravagé parut se décomposer encore. Elle étendit les mains vers la jeune femme qui s’avançait, tandis que la garde-malade s’éclipsait discrètement.

Lise, il faut que je te dise, vite… car je vais mourir…

Ne me dites rien, je sais tout, murmura Lise en prenant doucement entre les siennes ces mains brûlantes, qui tremblaient convulsivement.

Tu sais ?… Serge t’a dit ?

Non, ce n’est pas lui. Mais peu importe, je le sais.

Et tu viens quand même ?

Oui, parce que, ayant compris que vous vous repentiez, je voulais vous apporter mon pardon.

Merci ! merci ! Ah ? si tu savais ce que le remords m’a fait endurer !… Mais dis-moi encore, Lise !… Es-tu très malheureuse ?

Très heureuse, voulez-vous dire. Serge est le meilleur et le plus tendre des maris.

Est-ce possible ? Oh ! quel poids tu m’ôtes ! Combien de fois, dans mes insomnies, me suis-je représenté ta vie près de lui sous les plus sombres couleurs ! Dieu est bon de m’épargner ce nouveau remords… Maintenant, je suis prête à mourir. J’ai vu un prêtre ce matin, Lise…

Elle s’interrompit en portant la main à sa poitrine. Un spasme affreux la tordit… Lise se précipita pour appeler. Quand Serge, la religieuse et les enfants pénétrèrent dans la chambre, Catherine de Subrans avait cessé de vivre.

* * *

Le prince et la princesse Ormanoff prolongèrent quelque peu leur séjour à la Bardonnaye, après les funérailles. Il y avait différentes affaires à régler, Serge, sur le désir de sa femme, ayant demandé la tutelle d’Albéric et d’Anouchka.

Lise ne s’en plaignait pas, heureuse de se retrouver dans ce pays qu’elle aimait, dans cette vieille demeure dont la simplicité ne lui faisait pas regretter le luxe qui l’entourait chez elle, et au-dessus duquel planait son âme sérieuse. Le contentement de sa femme primant tout à ses yeux, Serge s’accommodait avec la meilleure grâce du monde de la privation de ses habituels raffinements de confortable et d’élégance, dont il se souciait moins d’ailleurs depuis que l’influence de Lise s’exerçait sur lui.

Un matin tout ensoleillé, ils sortirent de la Bardonnaye et de dirigèrent vers le village. Lise voulait entendre la messe, et Serge l’accompagnait, selon sa coutume. Ainsi qu’il l’avait déclaré naguère à Mme de Subrans, sa religion était toute de surface. Il la considérait simplement comme une obligation de son rang. Élevé par un aïeul sceptique, il l’était lui-même, et absorbé dans l’orgueil de son intelligence et de sa domination, se croyant de bonne foi, selon les leçons reçues autrefois du prince Cyrille, d’une essence très supérieure au commun des mortels, il n’avait jamais eu l’idée de rechercher la vérité, de se préoccuper des pensées surnaturelles. Maintenant encore, il y songeait peu. Son amour l’occupait tout entier. Mais Lise était de ces êtres d’élite, de ces âmes saintes dont Dieu se sert parfois pour élever des âmes païennes, par l’attrait d’un sentiment tout humain, jusqu’au surnaturel, jusqu’à la divine vérité. Ce que Serge admirait le plus en elle, ce qu’il entourait d’un religieux respect, c’étaient précisément cette fraîcheur d’âme et cette douce énergie dans le devoir, dans la fidélité à sa foi, qu’elle tenait de ses croyances bien mises en pratique. L’éducation si étrange donnée par son grand-père avait pu faire du prince Ormanoff un orgueilleux, un impitoyable despote, lui endurcir le cœur et l’aveugler même sur l’injustice profonde de certains de ses actes, elle n’avait pu détruire en lui un fonds de loyauté et un vague attrait vers l’idéal, lequel attrait, se précisant peu à peu, l’inclinerait sous l’influence de Lise vers Celui qui, déjà, n’était plus tout à fait pour lui le Dieu inconnu.

Et aujourd’hui, dans cette vieille église assombrie par d’antiques vitraux, une impression inaccoutumée pénétrait en lui. Cependant, chez un homme épris, comme lui, de la beauté, cette petite église de village, pauvre et presque laide, privée de toute valeur artistique, ne semblait pas devoir éveiller une émotion quelconque. Mais une ambiance de grave ferveur flottait dans ce modeste sanctuaire, un parfum de foi et d’amour divin s’exhalait des prières liturgiques, des cœurs de ses fidèles prosternés, et pénétrait jusqu’à l’âme incrédule, mais déjà ébranlée, de Serge Ormanoff.

La messe finie, le prince et sa femme sortirent par la petite porte conduisant au cimetière. Ils s’engagèrent dans une des étroites allées, sur laquelle le soleil traçait quelques bandes lumineuses. En cet espace resserré, ses rayons pénétraient difficilement, et pour peu de temps, de telle sorte que le cimetière de Péroulac semblait toujours sombre, même un jour ensoleillé comme aujourd’hui.

Lise pria quelques instants sur le tombeau de sa famille. Comme elle se relevait, le bras de Serge entoura ses épaules.

Viens, maintenant, ma colombe, je veux te conduire moi-même “sa” tombe, murmura à son oreille une voix émue.

Et tandis que Lise, agenouillée, priait devant la pierre sous laquelle reposaient les restes mortels de Gabriel des Forcils, il songeait avec un profond remords à sa conduite odieuse envers l’enfant aimante et si délicatement sensible dont il avait naguère, ici même, fait couler les larmes par sa froide violence. Il songeait qu’il avait été assez fou pour se laisser envahir par la jalousie.

Oui, il avait été jaloux d’un mort, et de l’affection tout angélique qui avait existé entre ces deux enfants.

Il mit tout à coup un genou en terre, sur la marche de pierre, près de Lise, et, se penchant, cueillit une touffe de muguet.

Tiens, ma Lise, prends ces fleurs, dit-il à voix basse. J’ai détruit deux souvenirs de “lui” : garde celui-ci comme une réparation, et pense souvent à lui, qui t’a aidée à devenir ce que tu es.

Elle prit les fleurs et y posa ses lèvres.

Il me sera doublement cher, venant de toi, mon mari bien aimé. La sainte âme de Gabriel a prié pour nous, c’est elle qui a obtenu de Dieu l’union de nos cœurs. Qu’elle nous protège du haut du ciel, où nous la retrouverons un jour !

Un rayon de soleil descendait sur la tête penchée de Serge et de Lise, une brise fraîche, se parfumant au passage sur les muguets et les jacinthes blanches, vint caresser leurs fronts. L’âme angélique, répondant à l’invocation de Lise, semblait bénir l’époux revenu de ses erreurs et la jeune femme dont l’intrépide non licet avait vaincu le prince Ormanoff.

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