Chapitre XV

Chapitre XV

Comme l’avait prévu le docteur Vaguédine, les nerfs de la jeune princesse avaient été fortement ébranlés. Aussitôt qu’elle fut un peu moins faible, Serge l’emmena hors de ce Kultow qui lui rappelait un si triste souvenir ; ils regagnèrent Cannes, où les accueillirent un soleil radieux et une température tiède, qui, dès les premiers jours, amena une amélioration notable dans la santé de Lise.

Les Rühlberg les avaient suivis. Aux yeux de Serge, Sacha, si espiègle et si gai, était précieux pour distraire sa jeune tante… Car maintenant, le prince Ormanoff ne voyait au monde que le bien-être, la satisfaction de Lise.

Tous ceux qui vivaient sous sa dépendance, depuis sa sœur et Hermann jusqu’au dernier des marmitons, savaient maintenant qu’une douce et toute-puissante autorité faisait courber sa tête altière. Le sceptre avait changé de mains : il reposait entre celles, toutes bienfaisantes, de la jeune femme que le prince Serge entourait d’un culte passionné, dont il épiait tous les désirs pour les satisfaire aussitôt, se plaignant seulement, moitié souriant et moitié sérieux, qu’elle n’eût jamais de caprices.

Tu es trop bonne, ma Lise, lui dit-il un jour. Une autre, à ta place, se vengerait un peu en me tyrannisant à mon tour.

Me venger ! Oh ! le vilain mot ! riposta-t-elle avec le joli sourire qu’elle avait souvent maintenant. Ou bien, si, je me vengerai en te rendant heureux le plus que je pourrai, mon Serge.

À mesure qu’il pénétrait mieux en cette âme délicate, si aimante, si loyale, et d’une bonté exquise, l’admiration et le respect croissaient dans le cœur de Serge. Ce cœur, endurci par les leçons de son aïeul, sortait enfin de sa prison de glace, de cette armure d’airain derrière laquelle le prince Ormanoff l’avait comprimé jusqu’au jour où une enfant l’avait conquis par son courage et la pure lumière de ses yeux.

Ce n’était pas sans un retour en arrière. Plus d’une fois, Lise dut intervenir pour réprimer ou réparer des actes de dureté envers ses neveux, — Hermann surtout, qu’il n’aimait pas, — ou ses serviteurs. Mais, personnellement, elle ne trouvait chez lui que la plus tendre bonté, sans le plus lointain rappel de cette tyrannie d’autrefois, qu’il appelait “ma criminelle folie”.

Maintenant, Lise avait toute liberté pour sa correspondance. Une longue lettre était partie à l’adresse de Mme des Forcils, mettant sur le compte de la maladie le silence si longtemps gardé et parlant en termes élogieux et pleins d’affection du prince Serge. Même à cette amie très chère, Lise ne voulait pas faire connaître les souffrances que l’amour de son mari réparait si bien maintenant.

Mais il ne pouvait être question d’écrire à Mme de Subrans. Étant encore à Kultow, Lise avait un jour posé à Serge l’interrogation anxieuse qui était depuis longtemps sur ses lèvres, et il n’avait pu lui cacher qu’Ivan Borgueff avait dit la vérité.

Mon grand-père et moi avions gardé le silence, d’autant plus facilement que Xénia parut se remettre assez vite, ajouta-t-il. Mais jamais, depuis lors, je n’eus aucun rapport avec Catherine. Il fallut cette rencontre chez les Cérigny pour me décider à renouer accidentellement les relations de parenté, à cause de toi, Lise.

Il lui avait raconté alors comment il avait obligé Mme de Subrans à lui accorder la main de sa belle-fille et avait avoué loyalement qu’il s’était fort mal conduit en cette circonstance, suivant la terrible devise de ses ancêtres : “Périsse la terre entière et l’honneur même des miens, pourvu que ma volonté s’accomplisse !

La pensée que cette femme, aimée et respectée jadis par elle, avait tué sa mère, et l’avait livrée elle-même, enfant confiante et sans expérience, à ce parent dont elle n’ignorait pas les idées et le terrible despotisme, tourmentait toujours douloureusement le cœur de Lise. Mais les enfants n’étaient pas responsables des fautes de la mère, et, en arrivant à Cannes, elle avait écrit à Anouchka, en lui demandant des nouvelles de la Bardonnaye.

La petite fille répondit en exprimant toute sa joie d’avoir enfin une lettre de cette sœur que tout le monde, à Péroulac, croyait perdue à jamais pour sa famille. Elle disait que sa mère était fort malade et qu’elle se montrait d’une tristesse impossible à vaincre.

Lise savait, hélas ! quel souvenir tourmentait cette âme !

* * *

… Un matin d’avril, la jeune princesse, assise sur la grande terrasse de marbre merveilleusement fleurie, lisait un ouvrage historique récemment paru — car elle avait maintenant toute licence pour compléter son instruction, et Serge lui-même se faisait le professeur de cette jeune intelligence, qu’il proclamait supérieure, tout comme M. Babille.

Elle était aujourd’hui tout à fait remise de la terrible secousse. Elle grandissait, se fortifiait, ses traits admirables se formaient complètement. L’enfant devenait femme. Mais ses grands yeux veloutés gardaient leur candide et fière douceur et leur profondeur pleine de lumière.

Voilà le courrier, ma tante, annonça Sacha, qui apprenait une leçon à l’autre extrémité de la terrasse tout en caressant un minuscule chien anglais que Lise lui avait donné pour son anniversaire.

Un domestique apparaissait, tenant à la main un plateau qu’il posa près de la princesse.

Lise, écartant les lettres et revues destinées à son mari, prit une enveloppe à son adresse.

C’est d’Anouchka. Qu’y a-t-il ? songea-t-elle, tout en la fendant rapidement.

« Je t’écris à la hâte un petit mot, sœur chérie, disait la petite fille. Maman est très, très mal, le docteur croit qu’elle peut nous quitter d’un moment à l’autre. Elle sait qu’elle est perdue, et, tout à l’heure, elle m’a dit de t’écrire, de te supplier de venir si cela t’était possible, parce qu’elle voudrait t’apprendre quelque chose, pour pouvoir mourir tranquille. Elle était si agitée en disant cela !… Essaye de venir, ma Lise ! Mais j’ai bien peur que ton mari ne te permette pas ! Il doit être si terrible ! Te rappelles-tu comme nous en avions peur, Albéric et moi ?… et toi aussi, je l’ai bien compris. Pourquoi donc l’as-tu épousé ? Sans cela, tu serais encore aujourd’hui avec nous.

« Voilà ma pauvre maman qui m’appelle. Bien vite, je t’embrasse. Viens, ma chérie, nous sommes si malheureux ! Ne fais pas attention aux taches qui sont sur le papier, c’est parce que j’ai pleuré en pensant à maman.

« Ta pauvre petite sœur,

« Anouchka. »

Y a-t-il des lettres pour moi, chérie ?

C’était Serge qui apparaissait sur la terrasse, revenant d’une promenade à cheval.

Mais qu’as-tu, ma très chère ? s’écria-t-il avec inquiétude, en voyant les larmes qui remplissaient les yeux de sa femme.

Sans parler, elle lui tendit la lettre d’Anouchka, qu’il parcourut rapidement.

Elle veut te faire sa confession, Lise. Évidemment, le remords doit être terrible… Mais tu ne peux songer à répondre à cet appel.

Je ne le peux ! Oh ! Serge, je veux le faire, au contraire !

Tu veux t’en aller là-bas ?… risquer de compromettre ta santé par de nouvelles émotions ?

Ma santé est très bonne, je n’ai vraiment aucune raison de ne pas me rendre à l’appel de cette malheureuse.

Une malheureuse qui a tué ta mère et qui a risqué de faire le malheur de toute ta vie !

Les lèvres de Lise frémirent.

C’est justement parce que j’ai beaucoup à lui pardonner que je dois me rendre près d’elle, dit-elle d’une voix tremblante.

Serge se pencha et prit ses mains qu’il porta à ses lèvres.

Mon cher ange, tu sais que je ne puis rien te refuser ! Mais, vraiment, cela est tellement peu raisonnable !… Et quand veux-tu partir ?

Ce soir, si c’est possible. Songe qu’elle est tout à fait mal, qu’elle peut être enlevée d’un moment à l’autre, avec une maladie de ce genre surtout. Puis ces pauvres enfants sont si seuls, dans de pareils moments !

Allons, nous partirons ce soir !… Mais je pense qu’après cela Anouchka ne trouvera plus que je suis si terrible ? ajouta-t-il, avec un sourire tendre qui donnait maintenant un charme tout particulier à sa hautaine physionomie et un rayonnement très doux à ses yeux, toujours bleus quand ils se posaient sur Lise.

Elle se leva et glissa son bras sous le sien.

Elle dira que tu es très bon… Et elle ne se doutera pas encore jusqu’à quel point tu l’es.

Il faut que ce soit toi pour trouver cela, ma sainte petite Lise, riposta-t-il avec émotion.

Maître Sacha, en les regardant s’éloigner appuyés l’un sur l’autre, se fit cette judicieuse réflexion :

C’est tout de même autrement agréable ici, depuis que c’est ma jolie tante qui commande ! Mon oncle est bien plus aimable, maman et Hermann n’osent plus me tracasser, tout le monde a l’air beaucoup plus heureux… Quand je me marierai, c’est ma femme qui commandera aussi, vois-tu, mon petit Tip ! conclut-il en mettant un baiser sur le mignon museau noir de son chien, qui se mit à japper, ce que Sacha considéra comme un signe d’approbation.

* * *

Le prince Ormanoff et sa femme arrivèrent à la nuit à Péroulac. La voiture de la Bardonnaye les emmena jusqu’à la vieille demeure, de laquelle Lise était partie naguère sans que son mari lui permît un dernier adieu.

Anouchka et Albéric se jetèrent tout en larmes au cou de leur sœur. La mourante avait toute sa connaissance, mais le dénouement fatal était attendu à tout instant. La dépêche envoyée la veille par Lise l’avait à la fois agitée et légèrement galvanisée. Elle avait recommandé que l’on fît monter sa belle-fille aussitôt son arrivée, et l’attendait avec une fiévreuse impatience.

Tandis qu’Albéric introduisait le prince au salon, Lise gagna rapidement la chambre de Mme de Subrans. À sa vie, le visage ravagé parut se décomposer encore. Elle étendit les mains vers la jeune femme qui s’avançait, tandis que la garde-malade s’éclipsait discrètement.

Lise, il faut que je te dise, vite… car je vais mourir…

Ne me dites rien, je sais tout, murmura Lise en prenant doucement entre les siennes ces mains brûlantes, qui tremblaient convulsivement.

Tu sais ?… Serge t’a dit ?

Non, ce n’est pas lui. Mais peu importe, je le sais.

Et tu viens quand même ?

Oui, parce que, ayant compris que vous vous repentiez, je voulais vous apporter mon pardon.

Merci ! merci ! Ah ? si tu savais ce que le remords m’a fait endurer !… Mais dis-moi encore, Lise !… Es-tu très malheureuse ?

Très heureuse, voulez-vous dire. Serge est le meilleur et le plus tendre des maris.

Est-ce possible ? Oh ! quel poids tu m’ôtes ! Combien de fois, dans mes insomnies, me suis-je représenté ta vie près de lui sous les plus sombres couleurs ! Dieu est bon de m’épargner ce nouveau remords… Maintenant, je suis prête à mourir. J’ai vu un prêtre ce matin, Lise…

Elle s’interrompit en portant la main à sa poitrine. Un spasme affreux la tordit… Lise se précipita pour appeler. Quand Serge, la religieuse et les enfants pénétrèrent dans la chambre, Catherine de Subrans avait cessé de vivre.

* * *

Le prince et la princesse Ormanoff prolongèrent quelque peu leur séjour à la Bardonnaye, après les funérailles. Il y avait différentes affaires à régler, Serge, sur le désir de sa femme, ayant demandé la tutelle d’Albéric et d’Anouchka.

Lise ne s’en plaignait pas, heureuse de se retrouver dans ce pays qu’elle aimait, dans cette vieille demeure dont la simplicité ne lui faisait pas regretter le luxe qui l’entourait chez elle, et au-dessus duquel planait son âme sérieuse. Le contentement de sa femme primant tout à ses yeux, Serge s’accommodait avec la meilleure grâce du monde de la privation de ses habituels raffinements de confortable et d’élégance, dont il se souciait moins d’ailleurs depuis que l’influence de Lise s’exerçait sur lui.

Un matin tout ensoleillé, ils sortirent de la Bardonnaye et de dirigèrent vers le village. Lise voulait entendre la messe, et Serge l’accompagnait, selon sa coutume. Ainsi qu’il l’avait déclaré naguère à Mme de Subrans, sa religion était toute de surface. Il la considérait simplement comme une obligation de son rang. Élevé par un aïeul sceptique, il l’était lui-même, et absorbé dans l’orgueil de son intelligence et de sa domination, se croyant de bonne foi, selon les leçons reçues autrefois du prince Cyrille, d’une essence très supérieure au commun des mortels, il n’avait jamais eu l’idée de rechercher la vérité, de se préoccuper des pensées surnaturelles. Maintenant encore, il y songeait peu. Son amour l’occupait tout entier. Mais Lise était de ces êtres d’élite, de ces âmes saintes dont Dieu se sert parfois pour élever des âmes païennes, par l’attrait d’un sentiment tout humain, jusqu’au surnaturel, jusqu’à la divine vérité. Ce que Serge admirait le plus en elle, ce qu’il entourait d’un religieux respect, c’étaient précisément cette fraîcheur d’âme et cette douce énergie dans le devoir, dans la fidélité à sa foi, qu’elle tenait de ses croyances bien mises en pratique. L’éducation si étrange donnée par son grand-père avait pu faire du prince Ormanoff un orgueilleux, un impitoyable despote, lui endurcir le cœur et l’aveugler même sur l’injustice profonde de certains de ses actes, elle n’avait pu détruire en lui un fonds de loyauté et un vague attrait vers l’idéal, lequel attrait, se précisant peu à peu, l’inclinerait sous l’influence de Lise vers Celui qui, déjà, n’était plus tout à fait pour lui le Dieu inconnu.

Et aujourd’hui, dans cette vieille église assombrie par d’antiques vitraux, une impression inaccoutumée pénétrait en lui. Cependant, chez un homme épris, comme lui, de la beauté, cette petite église de village, pauvre et presque laide, privée de toute valeur artistique, ne semblait pas devoir éveiller une émotion quelconque. Mais une ambiance de grave ferveur flottait dans ce modeste sanctuaire, un parfum de foi et d’amour divin s’exhalait des prières liturgiques, des cœurs de ses fidèles prosternés, et pénétrait jusqu’à l’âme incrédule, mais déjà ébranlée, de Serge Ormanoff.

La messe finie, le prince et sa femme sortirent par la petite porte conduisant au cimetière. Ils s’engagèrent dans une des étroites allées, sur laquelle le soleil traçait quelques bandes lumineuses. En cet espace resserré, ses rayons pénétraient difficilement, et pour peu de temps, de telle sorte que le cimetière de Péroulac semblait toujours sombre, même un jour ensoleillé comme aujourd’hui.

Lise pria quelques instants sur le tombeau de sa famille. Comme elle se relevait, le bras de Serge entoura ses épaules.

Viens, maintenant, ma colombe, je veux te conduire moi-même “sa” tombe, murmura à son oreille une voix émue.

Et tandis que Lise, agenouillée, priait devant la pierre sous laquelle reposaient les restes mortels de Gabriel des Forcils, il songeait avec un profond remords à sa conduite odieuse envers l’enfant aimante et si délicatement sensible dont il avait naguère, ici même, fait couler les larmes par sa froide violence. Il songeait qu’il avait été assez fou pour se laisser envahir par la jalousie.

Oui, il avait été jaloux d’un mort, et de l’affection tout angélique qui avait existé entre ces deux enfants.

Il mit tout à coup un genou en terre, sur la marche de pierre, près de Lise, et, se penchant, cueillit une touffe de muguet.

Tiens, ma Lise, prends ces fleurs, dit-il à voix basse. J’ai détruit deux souvenirs de “lui” : garde celui-ci comme une réparation, et pense souvent à lui, qui t’a aidée à devenir ce que tu es.

Elle prit les fleurs et y posa ses lèvres.

Il me sera doublement cher, venant de toi, mon mari bien aimé. La sainte âme de Gabriel a prié pour nous, c’est elle qui a obtenu de Dieu l’union de nos cœurs. Qu’elle nous protège du haut du ciel, où nous la retrouverons un jour !

Un rayon de soleil descendait sur la tête penchée de Serge et de Lise, une brise fraîche, se parfumant au passage sur les muguets et les jacinthes blanches, vint caresser leurs fronts. L’âme angélique, répondant à l’invocation de Lise, semblait bénir l’époux revenu de ses erreurs et la jeune femme dont l’intrépide non licet avait vaincu le prince Ormanoff.

F i n

Chapitre XIV

Chapitre XIV

La tempête de neige avait cessé le lendemain, et le ciel était si pur, le soleil si doux que Lise se décida vers dix heures à faire une courte promenade dans le parc, pour remettre un peu son visage défait par une nuit d’insomnie.

Sacha ayant une bronchite, elle ne pouvait demander sa compagnie. Et d’ailleurs, aujourd’hui, elle préférait être seule. Une lourde tristesse pesait sur son cœur. La scène de la veille l’avait bouleversée profondément, et d’autant plus que l’attitude du prince Ormanoff, depuis quelque temps, avait pu lui donner un très léger espoir de le voir s’adoucir quelque peu. Rien n’était changé : il était toujours l’implacable despote qui prétendait annihiler en elle toute liberté morale ; il était toujours l’être sans pitié et sans justice qui se jouait de la souffrance d’une jeune femme sans défense, le maître ombrageux qui ne craignait pas de s’attaquer au souvenir d’un mort.

Qu’allait-il faire aujourd’hui ? Comment punirait-il l’enfant audacieuse qui avait osé, hier, lui lancer au visage de telles paroles ?

En se les rappelant, Lise se demandait comment elle avait pu les prononcer… et comment surtout il ne l’en avait pas châtiée sur l’heure.

Elle ne perdrait rien pour attendre. Mais après tout, un peu plus, un peu moins de souffrance !… La douleur silencieuse serait le lot de son existence, près du tyran au cœur impitoyable qui la tiendrait en son pouvoir jusqu’au jour où Dieu la délivrerait par la mort.

Elle marchait lentement, les yeux fixés droit devant elle, l’esprit tout occupé de ses tristes pensées. Un bruit de pas derrière elle lui fit pourtant tourner la tête. C’était Varvara enveloppée dans sa pelisse fourrée.

Vous vous promenez, princesse ? dit-elle en serrant la main que lui tendait la jeune femme. Moi, je vais voir une pauvre famille misérable, tout près d’ici.

Vous vous occupez des pauvres ?

Un peu, oui, autant que me le permettent mes faibles moyens.

Je voudrais bien le faire aussi ! dit Lise avec un soupir. Mais je crois bien inutile d’y songer.

Oh ! certainement ! le prince Ormanoff ne vous le permettrait jamais. Il ne se soucie guère des malheureux, du reste… Ceux que je vais visiter ont été jetés dans la misère par ses ordres, pour une peccadille.

Le cœur de Lise eut un sursaut d’indignation. Ah ! comme elle le connaissait bien là !

Lentement, Varvara se remettait en marche, et elle la suivait, écoutant la voix apitoyée qui disait avec une pathétique émotion les souffrances de ces pauvres gens…

Mais je vais trop loin ! dit-elle tout à coup. Il faut que je retourne…

Ne voulez-vous pas venir jusque chez ces malheureux ? C’est si près maintenant ! Et ce serait une telle consolation pour eux !

Lise hésita un instant… Mais, après tout, pourquoi pas ? Elle essaierait ainsi de réparer quelque peu, par sa compassion, la dureté du prince Ormanoff.

Elle suivit donc Varvara, cette fois hors du parc. Mlle Dougloff marchait d’un pas sûr, en personne qui connaît son but.

Tout à coup, un hurlement retentit.

Lise s’arrêta brusquement.

Qu’est-ce que cela ?

Les loups, dit tranquillement Varvara.

Les loups ! balbutia Lise en pâlissant d’effroi.

La tempête les avait confinés dans la forêt ; ils sortent aujourd’hui et se rapprochent des lieux habités pour trouver une proie. Mais ne vous tourmentez pas, nous avons le temps d’atteindre une isba toute proche.

Rassurée par ce calme, Lise suivit sa compagne, qui marchait hâtivement.

En quelques minutes elles arrivaient à une isba de minable apparence.

Elle est déserte, mais nous pourrons nous y enfermer, dit Varvara.

Au même moment, des hurlements se firent entendre, tout près cette fois.

Lise et Varvara s’élancèrent à l’intérieur et refermèrent soigneusement la porte.

Les voilà ! dit Mlle Dougloff, qui s’était approchée de l’étroite petite fenêtre.

Lise s’avança à son tour et réprima un cri de terreur. Il y avait là sept ou huit loups de forte taille, qui dardaient leurs yeux jaunes sur cette demeure où se cachait la proie convoitée.

Oh ! Varvara, comment allons-nous faire ?

Mais simplement attendre qu’on vienne nous délivrer. S’il n’y avait que moi, ce pourrait être plus long, car Varvara Dougloff est un personnage de si petite importance qu’on ne s’apercevrait pas très vite de son absence. Mais il n’en est pas de même de la précieuse petite princesse dont la mort jetterait dans le désespoir ce pauvre Serge… Pourquoi me regardez-vous comme cela ? Ignorez-vous qu’il vous aime comme un fou ?

Vous divaguez, je pense, Varvara ? balbutia la jeune femme.

Un léger ricanement s’échappa des lèvres de Varvara.

Ah ! pauvre innocente ! Je le connais, moi, voyez-vous. À force d’hypnotiser mon regard et ma pensée sur lui, je sais discerner toutes les impressions sur cette physionomie qui est pour les autres une énigme. J’y ai lu son secret dès le jour de votre arrivée à Cannes… et j’avais prévu d’avance quel serait le vaincu dans la lutte soutenue entre son orgueil et son cœur. Je le connais, vous dis-je ! Un jour, je l’ai vu ramasser une fleur tombée de votre ceinture, la porter à ses lèvres, puis la jeter au loin avec colère. Vous comprenez, Serge Ormanoff obligé de s’incliner devant une femme, devant une enfant de seize ans qui lui a tenu tête, c’est dur, et la résistance est terrible… Mais la victoire n’en aurait été que plus enivrante, n’est-ce pas, princesse ?

Lise, les yeux un peu dilatés par la stupéfaction, l’écoutait, interdite et troublée par l’étrange regard qui l’enveloppait. Au dehors, les loups hurlaient…

… Et, pendant ce temps, un autre cœur endurait tous les tourments. Il y a treize ans, une fillette arrivait avec sa mère à Kultow, et était présentée au prince Ormanoff, un tout jeune homme alors, mais aussi orgueilleux, impénétrable et dédaigneux qu’aujourd’hui. Un regard empreint de la plus indifférente froideur tomba sur l’enfant… Et pourtant, ces yeux, qui avaient la teinte changeante et mystérieuse de nos lacs du Nord, ces yeux fascinants par leur froideur même enchaînèrent à jamais Varvara Dougloff. Au fond de son cœur, elle dressa un autel à celui qui ne daigna jamais s’apercevoir de ce culte silencieux. Le jour où il épousa Olga Serkine, elle pensa sérieusement à se donner la mort. Pourtant elle continua à vivre, trouvant malgré tout une âpre jouissance à le contempler, à entendre sa voix, à suivre de loin le sillage de son existence. Mais elle détestait Olga, naturellement… Et, un jour, une occasion favorable se présentant, elle “aida” l’accident qui coûta la vie à la femme et au fils de Serge Ormanoff.

Lise eut un cri d’horreur, en reculant brusquement.

Varvara !… Quelle épouvantable histoire me racontez-vous là ? bégaya-t-elle.

Une lueur satanique brilla dans les yeux de Varvara.

Oh ! c’est une histoire vraie ! La pauvre dédaignée espérait que, peut-être, son cousin, veuf, s’aviserait de s’apercevoir qu’une créature était là, près de lui, qui ne demandait qu’à prendre la chaîne dont son despotisme avait chargé sa première femme, et qui, mieux encore que celle-ci, lui aurait livré son âme tout entière pour qu’il la pétrît, qu’il la transformât selon sa volonté. Hélas ! il vous vit !… Et, cette fois, ce n’était pas Olga, cette créature insignifiante qui n’avait pour elle que sa beauté, mais qui n’était qu’une pâte molle, une jolie statue sans intelligence que Serge n’avait jamais réellement aimée. Vous étiez une âme, vous, et c’est votre âme qui l’a vaincu. Par votre résistance à ses volontés, vous avez conquis l’amour de ce cœur orgueilleux. Triomphez donc, princesse !… Hâtez-vous de savourer ce secret que je vous livre, car la méprisée va se venger.

Un frisson de terreur secoua Lise. Une atroce expression de haine se lisait sur la physionomie de Varvara, convulsée par la passion… Et elle était seule avec cette femme, plus forte qu’elle certainement, malgré sa petite taille…

… Je veux me venger de Serge, qui m’a chassée hier, et de vous que je hais. Il y aura tout à l’heure une criminelle de plus dans la famille… Qu’est-ce que vous dites de la manière dont votre belle-mère cherchait à se débarrasser de sa cousine ? Cela vous a fait plaisir de connaître ce petit secret, n’est-ce pas ? Je le pensais bien, c’est pourquoi j’ai engagé Ivan Borgueff, que j’avais entendu parler en un de ses moments d’ivrognerie, à vous l’apprendre. Elle était aussi jalouse, Catherine… Mais son moyen ne me plaît pas. Je préfère agir plus franchement. Tout d’abord, j’avais préparé ceci…

Elle sortait de dessous ses vêtements un long poignard.

… Mais les circonstances viennent de me faire trouver mieux. Je vois d’ici les terribles nuits que passera Serge, en se représentant sa Lise bien-aimée déchirée toute vivante par la dent des fauves, en croyant entendre ses appels et ses cris de douleur. Ah ! quelle douce chose que la vengeance, princesse !

Elle approchait son visage, hideusement contracté, de celui de la jeune femme qui reculait en frissonnant de terreur sous ce regard semblable à celui des fauves qui hurlaient, dehors, en réclamant leur proie. Déjà, les mains de Varvara saisissaient les siennes, y enfonçaient leurs ongles aigus…

Lise comprit qu’elle était perdue, si un miracle ne la sauvait. À la pensée de la mort atroce qui se préparait, elle se sentit défaillir d’horreur, et du fond de son cœur, un appel éperdu jaillit vers le ciel…

Varvara l’enlaça, l’entraîna vers la porte. Elle essaya de lutter. Mais comme elle l’avait pensé, Mlle Dougloff était douée d’une extrême force nerveuse, décuplée en ce moment par la passion furieuse.

Serrant d’une main contre elle la jeune femme à demi évanouie, Varvara ouvrit rapidement la porte et poussa au dehors sa victime qui tomba sur le sol. Les fauves, étonnés, eurent un mouvement de recul. Puis ils se ruèrent sur cette proie si inopinément offerte à leurs convoitises…

Plusieurs coups de feu retentirent. Trois loups tombèrent… Les autres s’arrêtèrent… Seul l’un d’eux, plus affamé ou moins peureux que les autres, s’élança sur Lise et saisit le bras de la jeune femme entre ses dents aiguës.

Mais une balle le coucha à terre… Et plusieurs hommes surgissant, le fusil à la main, eurent promptement raison des autres carnassiers, dont deux, seulement blessés, réussirent à s’enfuir.

Un de ces hommes — c’était le garde forestier naguère châtié par le prince Ormanoff — s’approcha et se pencha vers la jeune femme.

Mais c’est la princesse ! dit-il avec stupéfaction.

Il l’enleva entre ses bras et voulut ouvrir la porte. Mais celle-ci était fermée de l’intérieur.

Qu’est-ce que ça veut dire ?… Piotre, enfonce-moi cela !

Piotre, un hercule, appuya son épaule contre la porte, qui craqua et céda.

Alors, au fond de la petite salle, les hommes aperçurent Varvara, pâle, les yeux étincelants de rage…

Sauvée !… Ah ! quelle malédiction est sur moi ! murmura-t-elle.

D’un geste prompt, elle sortit son poignard, l’enfonça dans sa poitrine et tomba sur le sol.

Quand Piotre se pencha sur elle, ses yeux étaient vitreux et son sang s’échappait à flots.

Je crois que c’est fini, par là… Mais, dis donc, Michel, comprends-tu ?…

Ce n’est pas le moment de chercher à comprendre. La pauvre princesse est blessée au bras et elle ne bouge pas plus que si elle était morte. Je vais vite l’emporter au château. Quant à celle-ci, elle n’a plus besoin de rien. Le maître dira ce qu’on doit en faire. Mais le plus pressé est de soigner la princesse.

Et Michel, avec l’aide d’un de ses compagnons, emporta la jeune femme inanimée, dont le bras, atteint par les crocs du carnassier, saignait abondamment.

Comme ils s’engageaient dans le parc, ils aperçurent le prince Serge qui arrivait d’un pas rapide. À la vue du fardeau porté par ces hommes, il s’élança, et les gardes s’arrêtèrent instinctivement, stupéfaits devant cette physionomie bouleversée.

Qu’est-il arrivé ? dit-il d’une voix rauque.

La princesse allait être dévorée par les loups… Nous sommes arrivés à temps…

Déjà, Serge enlevait entre ses bras la jeune femme. Seul, il l’emporta au château. Il courait presque, comme si ce fardeau n’eût rien pesé pour lui.

Tandis que sur un ordre bref jeté au passage, des domestiques allaient en hâte chercher le docteur Vaguédine, il gagna l’appartement de sa femme et déposa Lise sur une chaise longue. Dâcha, pâle et tremblante, enleva les vêtements fourrés et mit à nu le joli bras blanc atteint par les dents du fauve.

Et ses mains, ses pauvres petites mains, qui donc les lui a mises en cet état ? balbutia la femme de chambre d’un air navré.

Elle recula tout à coup, tandis que sa physionomie exprimait l’ahurissement le plus complet. Le prince Ormanoff s’agenouillait près de la chaise longue et couvrait de baisers les mains déchirées par les ongles aigus de Varvara.

Jamais Dâcha, ainsi qu’elle le déclara plus tard, n’aurait pu penser que cette physionomie fût susceptible d’exprimer à un tel degré l’angoisse et la douleur.

Le docteur Vaguédine apparut presque aussitôt. Il banda le bras, puis s’occupa de mettre fin à l’évanouissement qui se prolongeait.

Toujours agenouillé, Serge entourait de son bras le cou de Lise et appuyait sur sa poitrine la tête inerte. Quand la jeune femme ouvrit les yeux, ce fut son visage qu’elle aperçut d’abord.

Et, dans la demi-inconscience où elle se trouvait encore, elle eut un instinctif mouvement d’effroi.

Une voix tendre murmura à son oreille :

Ne crains rien, ma Lise, ma petite reine ! Je t’aime, et tu feras de moi ce que tu voudras.

Un effarement s’exprima dans les grands yeux noirs. Mais le regard qui s’attachait sur Lise complétait éloquemment les paroles inattendues. Le teint livide se rosa légèrement, les longs cils noirs frémirent, toute la physionomie de la jeune femme parut s’éclairer d’un reflet de bonheur.

Serge !

Elle ne put dire que ce mot, car sa faiblesse était telle qu’elle se sentait presque dans l’impossibilité de parler. Mais tandis qu’il la serrait plus étroitement contre son cœur, elle appuya son front sur son épaule en un mouvement d’enfant confiante qui s’abandonne à une puissante protection.

Il faut que la princesse soit mise tout de suite au lit, dit le docteur Vaguédine. Pendant ce temps, j’irai préparer les médicaments nécessaires.

Sans doute, à ce moment, le souvenir de la scène affreuse reparut-il dans le cerveau de Lise, qui se dégageait des brumes dont l’avait enveloppé l’évanouissement. Elle tressaillit et une expression d’horreur bouleversa sa physionomie.

Oh… ces yeux !… C’est un loup ! Serge, chassez-le !

Tremblante des pieds à la tête, elle se cramponnait au cou de son mari.

Il n’y a rien, ma chérie ! Tu es dans ta chambre, vois donc, et je suis là, près de toi. Ne crains rien, ma colombe !

Sous les caresses, sa frayeur parut s’apaiser. Mais elle s’aperçut alors que son bras était blessé, et, du regard, interrogea son mari et le docteur.

Tu t’es fait un peu mal en tombant, et on t’a mis un petit bandage. Mais ce ne sera rien du tout, expliqua Serge.

Maintenant, elle regardait ses mains… Et, de nouveau, son visage exprima la terreur…

Varvara ! Ses ongles !… Voyez !…

Elle étendait ses mains lacérées, ses petites mains si blanches et si délicatement jolies sur lesquelles Varvara s’était acharnée en la traînant vers la porte.

Serge eut un tressaillement.

Varvara ?… Que veux-tu dire ?

Mais un geste du médecin lui ferma la bouche.

Allons, allons, princesse, oubliez tout cela pour le moment ! dit le docteur Vaguédine en prenant doucement ses mains meurtries entre les siennes. Vous êtes ici bien tranquille, près de votre mari, près de nous qui vous sommes tout dévoués. Vous n’avez qu’à vous laisser soigner…

Et aimer, ajouta Serge en l’embrassant. Maintenant, Dâcha et Sonia vont te coucher, et, pendant ce temps, je vais mettre ordre à quelques affaires pressantes. Puis je reviendrai près de toi, ma Lise.

Quand le prince fut hors de la chambre, il interrogea avec angoisse :

Eh bien, Vaguédine ?

Je ne puis trop me prononcer encore, prince. J’espère qu’il ne s’agit que d’un ébranlement nerveux. Mais d’abord, qu’est-il arrivé ?

Je n’en sais rien moi-même. En m’en allant au-devant d’elle dans le parc, vers lequel des domestiques l’avaient vue se diriger, j’ai rencontré deux gardes qui la rapportaient évanouie. L’un d’eux m’a parlé de loups. Mais ce n’était pas moment d’interroger. Bien vite, je l’ai ramenée ici. Maintenant, je vais prendre des informations.

Elle a prononcé le nom de Mlle Dougloff, murmura le docteur.

Oui… Je vais savoir si ces hommes ont connaissance de quelque chose.

Michel et Piotre, prévoyant qu’ils seraient interrogés, étaient venus jusqu’au château où les avaient rejoints leurs camarades, pour faire leur rapport sur le tragique événement. Appelés en présence de leur maître, ils racontèrent en peu de mots, par l’organe de Michel, ce qu’ils avaient vu.

C’est bien… Je vous remercie et je n’oublierai pas que c’est vous qui l’avez sauvée, dit le prince en les congédiant avec une bienveillance qui les abasourdit quelque peu.

Serge rejoignit le docteur Vaguédine et lui rapporta brièvement le récit des gardes.

Voici, selon moi, ce qui s’est passé, ajouta-t-il. Cette misérable Varvara jalousait et haïssait ma femme. Je m’en étais aperçu et hier, trouvant un prétexte valable, je lui avais fait comprendre qu’elle eût à quitter mon toit. Cette âme trouble et mauvaise a, sans doute, combiné alors quelque atroce vengeance… Mais Lise seule, quand elle sera complètement remise, pourra nous apprendre toute la vérité, que je devine épouvantable.

Ce doit être cette femme qui lui a abîmé les mains, fit observer le docteur. Ses ongles étaient de véritables griffes.

Une lueur effrayante s’alluma dans les yeux de Serge.

Oh ! si elle n’était pas morte ! si je pouvais la tenir vivante entre mes mains ! dit-il avec violence.

Peste ! je crois qu’il la traiterait bien, en effet ! songea le docteur. Et ce n’est pas moi qui lui donnerais tort, car vraiment, s’attaquer à un ange comme la princesse Lise !…

Quand Serge et le médecin revinrent chez Lise, la jeune femme reposait dans son grand lit Louis xv. Un tremblement l’agitait. Mais l’effroi que le souvenir affreux mettait encore dans son regard disparut quand Serge fut assis près d’elle, qu’il tint entre ses mains les petites mains déchirées que Dâcha avait couvertes d’un onguent rafraîchissant et enveloppées d’une bande de fine toile.

Le docteur fit prendre à Lise un calmant, s’assura que la fièvre n’était pas très forte, puis il s’éloigna en disant que la malade n’avait besoin que de repos.

Me permets-tu de rester près de toi, Lise ? demanda Serge d’un ton de prière. Je ne bougerai pas, pour ne pas t’empêcher de reposer.

Oh ! oui, restez ! J’ai peur quand vous n’êtes pas là ! dit-elle en frissonnant.

Alors, tu ne me crains plus ?… Et tu me pardonneras peut-être un jour ma tyrannie, ma cruauté envers toi, petite âme angélique que j’ai fait souffrir ? Et cette scène, hier ! Oh ! combien donnerais-je pour pouvoir l’effacer de ton souvenir ! Pourras-tu me pardonner, dis, mon amour ?

Oui, oh ! oui, puisque vous regrettez… puisque vous m’aimez, dit la voix affaiblie de Lise.

Merci, ma bien-aimée ! Mais j’ai à réparer maintenant. Désormais, c’est toi qui régneras, et je ne serai que le premier de tes serviteurs.

Elle eut un geste de protestation.

Non, Serge ! Je vous dois obéissance pour tout ce qui est juste…

Petite sainte ! dit-il en la couvrant d’un regard de tendresse émue. Sais-tu à dater de quel moment je t’ai le plus aimée ? C’est quand tu m’as résisté pour conserver ta religion. Ce jour-là, j’ai compris que tu étais une âme, une vraie. Et dans ma colère, je t’admirais, Lise… Mais, ô ma pauvre chérie, combien je t’ai fait souffrir !

Il ne faut pas parler de cela ! murmura-t-elle en mettant sa main sur la bouche de son mari.

Non, ma petite âme, je n’en parlerai pas, mais j’y penserai toujours. Maintenant, tu seras libre, et tu pratiqueras ta religion comme tu l’entendras. Et un jour, peut-être, en voyant mon repentir et mon amour, tu m’aimeras un peu, enfant chérie dont je fus l’odieux tyran ?

Doucement, elle inclina sa tête sur l’épaule de Serge en murmurant :

Vous êtes mon cher mari.



A suivre...

Chapitre XIII

Chapitre XIII

Pendant quelques minutes, Lise demeura interdite, se demandant si elle n’était pas la proie d’un songe.

Mais non, elle sentait encore sur son front la chaleur de ce baiser. Et c’étaient bien aussi les lèvres de Serge qui avaient prononcé ces paroles si inattendues.

Que signifiait cela ? De plus en plus, il était pour elle l’énigme. Fallait-il penser que cette âme de marbre s’amollissait quelque peu ?

Oh ! si Dieu permettait ce miracle !

Un frémissement d’émotion agitait la jeune femme. Son regard tomba sur le livre d’heures posé sur la table à côté d’elle, un vieux volume dans lequel, avant elle, avaient prié plusieurs dames de Subrans. Elle l’ouvrit et prit entre ses doigts une image peinte pour elle par Gabriel des Forcils. Au verso étaient inscrits ces mots : “À ma chère petite amie Lise de Subrans. — Son tout dévoué en Notre-Seigneur : Gabriel.

Au recto, sous une croix lumineuse entourée de lis et de violettes, de fines lettres d’or redisaient la parole consolatrice : “Qui sème dans les larmes moissonnera dans l’allégresse.

Gabriel, priez pour que le Seigneur miséricordieux fasse retomber mes larmes sur cette âme, pour l’adoucir et l’amener à lui ! murmura la jeune femme.

À ce moment, on frappa à la porte. Lise ne put réprimer un sursaut en voyant apparaître Varvara.

Pardonnez-moi de vous déranger ! Mais un malheureux sollicite votre présence. Voici de quoi il s’agit : Ivan Borgueff, le sommelier, s’étant enivré hier, le fait a été porté à la connaissance du prince Ormanoff, qui lui a fait signifier son congé immédiat. Le pauvre homme — un très ancien serviteur — s’en est trouvé si saisi qu’il a été frappé d’une congestion. D’après le docteur Vaguédine, il n’a guère que deux ou trois jours à vivre. J’ai été le voir tout à l’heure. Sa langue est embarrassée, mais il a pu m’expliquer qu’il souhaitait vous parler.

À moi ! dit Lise avec surprise. Je ne connais pas du tout ce pauvre homme, cependant.

Il prétend avoir un fait de grande importance à vous révéler. Agissez, du reste, comme bon vous semblera. Mais il me semble que la charité exigerait que vous répondissiez à l’appel de ce malheureux.

En effet. Voulez-vous me montrer le chemin, Varvara ?

Tout en suivant Mlle Dougloff, Lise se sentait fort intriguée. Que pouvait donc lui vouloir ce serviteur, qu’elle ne se souvenait pas même avoir aperçu, la domesticité étant si nombreuse à Kultow ?

Varvara la laissa à la porte de la chambre d’Ivan. Le sommelier, un septuagénaire la veille encore alerte et vigoureux, était étendu sans mouvement sur son lit. À l’entrée de la jeune princesse, ses yeux voilés parurent reprendre un peu de vie, une de ses mains, moins atteinte que l’autre par la paralysée, se leva légèrement…

Vous désirez me parler ? dit doucement Lise en se penchant vers lui.

Oui, Altesse… On m’a dit que je devais vous révéler… que vous deviez savoir…

Sa langue se mouvait difficilement, déjà gagnée par la paralysie.

… Je sais qui a essayé de tuer la mère de Votre Altesse. J’ai vu desceller les vieilles pierres des marches de la tour, en haut de laquelle était montée la princesse Xénia… Après l’accident, je le dis au prince Cyrille et au prince Serge. Ils m’ordonnèrent le secret… Mais on m’a assuré que je devais vous apprendre, avant de mourir…

Quoi ! ma mère a été victime d’une tentative criminelle ? s’écria Lise avec effroi.

Oui… La comtesse Catherine était jalouse de sa cousine, parce qu’elle aussi aimait M. de Subrans…

La comtesse Catherine ? bégaya Lise.

C’est elle qui descella les pierres… je l’ai vue. Je le jure sur les saintes images !

Lise chancela et se retint au lit pour ne pas tomber.

Ce n’est pas possible !… Oh ! non ! non !

Si, c’est vrai… Oh ! j’ai eu de la peine à ne pas parler !…

Il balbutia encore quelques mots indistincts, puis se tut. Sa langue semblait lui refuser tout à coup le service.

Varvara entra à ce moment, et, tout en jetant un coup d’œil de côté sur le visage bouleversé de la jeune femme, se pencha sur Ivan dont elle essuya le front moite.

Reposez-vous, Ivan. Vous avez tenu à parler, malgré la défense du docteur Vaguédine, mais c’est assez, c’est trop.

Lise, incapable de prononcer une parole, sortit de la pièce et se réfugia dans sa chambre. Là, glacée d’horreur, elle se jeta à genoux devant son crucifix.

Était-il possible que cette chose épouvantable fût vraie ?… Que sa belle-mère ?…

Oh ! non, non, cet homme avait menti, ou plutôt sa raison s’égarait !… Oui, c’était cela certainement ! Les ravages produits par la congestion le faisaient divaguer…

Et d’ailleurs, elle avait un moyen bien simple de savoir la vérité : c’était d’aller trouver le prince Ormanoff et de lui rapporter les paroles du sommelier.

Dès les premiers mots, il me dira que je suis folle d’y avoir accordé seulement un instant d’attention ! pensa-t-elle.

Elle se leva… Mais alors, mille faits jusque-là insignifiants pour elle surgirent à sa mémoire : l’émoi de Mme de Subrans à l’apparition du prince Ormanoff à la chasse des Cérigny, l’attitude si froide, tout juste polie de Serge, la gêne extrême que semblait éprouver devant lui sa cousine… Elle avait un peu en ces moments-là l’attitude d’une coupable…

Lise se rappelait tout à coup que jamais elle n’avait vu se rencontrer les mains de Serge et de Catherine.

Non ! non !… Oh ! c’est trop épouvantable de m’arrêter seulement à cette idée ! murmura-t-elle en se tordant les mains.

Le bruit d’une porte qui s’ouvrait dans le salon voisin se fit entendre à ce moment. Qui venait là ? Il n’y avait que Serge pour entrer ainsi sans s’annoncer…

Que lui voulait-il ? Le souvenir des paroles et du baiser de tout à l’heure, éloigné par l’affreuse révélation qui venait de lui être faite, reparut et fit battre un peu plus vite son cœur.

Et il arrivait si bien ! Elle allait lui parler aussitôt de la confidence du sommelier…

Elle s’avança vivement et entra dans le salon.

Serge était débout, près de la petite table sur laquelle demeurait ouvert le livre d’heures… Et, entre ses doigts, il tenait l’image de Gabriel.

Il leva les yeux, et Lise s’immobilisa, frissonnante, sous ce regard sombre.

Approchez, Lise… Et dites-moi comment vous avez osé conserver ceci, après l’injonction que je vous ai faite d’avoir à oublier tout votre passé.

Un frémissement inaccoutumé courait sur sa physionomie, toujours si impassible à l’ordinaire, et les vibrations irritées de sa voix n’avaient pas la glaciale froideur habituelle dans ses colères elles-mêmes.

Comme la jeune femme demeurait immobile, saisie par cette apostrophe, il s’avança de quelques pas.

Répondez ! Pourquoi avez-vous conservé cette image ? Vous pensez encore à cet étranger ?

Elle reprenait un peu possession d’elle-même, et le ton dur de Serge éveilla en elle une soudaine impression de révolte.

Certes, j’y pense ! dit-elle d’un ton vibrant. Je n’ai pas coutume d’oublier mes amis, ceux qui m’ont aimée et que j’ai aimés !

Jamais encore Lise n’avait vu dans les yeux de son mari cette expression de sombre violence qui, tout à coup, transformait la physionomie de Serge. Il s’avança encore, et, posant sa main sur l’épaule de la jeune femme, qui chancela presque sous le choc, il approcha son visage du sien.

Vous l’avez aimé ? Et ceci est un souvenir de lui ?… un cher souvenir ? Eh bien ? voici ce que j’en fais.

D’un geste violent, il déchira l’image et en jeta au loin les morceaux.

Voilà le sort de tout ce qui vous rappellera le passé ! dit-il d’une voix qui sifflait entre ses dents serrées. Vous devez m’aimer à l’exclusion de tous, parents ou amis, et sans qu’aucun retour de l’autrefois vienne s’insinuer dans votre cœur, où je dois régner seul.

Vous aimer !… Vous, vous, mon bourreau !… Vous qui me faites tant souffrir, et qui imaginez même, après m’avoir privée des consolations de la religion, de m’interdire le souvenir sacré de l’amitié d’un saint, — d’un saint qui a quitté ce monde !

Elle se redressait devant lui, grandie soudain par l’indignation et la douleur, les yeux étincelants, belle d’une surnaturelle beauté de chrétienne intrépide. Elle n’était plus en ce moment l’enfant craintive, mais une femme révoltée devant l’injustice, devant la tyrannie morale qui prétendait s’exercer sur elle.

… Vous pouvez exiger bien des choses, mais il en est trois que vous ne m’imposerez pas : l’abandon de mes croyances, l’oubli de mes affections de famille et d’amitié… et l’amour pour celui qui n’a voulu considérer en moi qu’une pauvre chose sans âme, bonne à pétrir selon sa fantaisie !

Elle se détourna brusquement et se dirigea vers sa chambre. Elle sentait que ses forces allaient la trahir, et elle ne voulait pas défaillir devant lui.

Il fit un mouvement en avant, comme pour la rejoindre. Mais il tourna tout à coup les talons, et, le visage raidi, les yeux durs, il sorti du salon.

Stépanek, qui ouvrit devant lui la porte du cabinet de travail, songea avec un petit frisson d’inquiétude :

Gare à qui bronchera aujourd’hui !

Pendant quelques instants, Serge arpenta d’un pas saccadé la vaste pièce. Il s’arrêta tout à coup, en écrasant de son talon le magnifique tapis d’Orient.

Lâche !… lâche que je suis ! murmura-t-il d’un ton de sourde fureur. Si mon aïeul me voit de sa tombe, il doit se demander quel misérable sang coule maintenant dans mes veines ! Dire que j’ai été au moment de me jeter aux pieds de cette enfant qui me bravait !… moi, son mari, son maître ! Elle me rend fou ! Mais je saurai me vaincre… et la réduire à la soumission complète.

Il se remit en marche, puis s’arrêta de nouveau, le front contracté.

La faire souffrir encore !… Non, je ne puis plus ! murmura-t-il d’une voix étranglée. Déjà, tout à l’heure… C’est la faute de ce Gabriel… de cet ami qu’elle n’oublie pas, qui l’a aimée, qu’elle a aimé… qu’elle aime peut-être encore, et que je hais, moi ! Comme elle a défendu le droit à son souvenir !… Et moi, elle me déteste…

Il s’interrompit en laissant échapper une sorte de ricanement.

Que m’importe ! pourvu qu’elle me craigne et m’obéisse. Un Ormanoff se soucie peu d’être aimé… Allons, il convient de faire trêve à ces rêvasseries indignes d’un cerveau masculin. J’ai une exécution à accomplir ce soir.

Il sonna et donna l’ordre à Stépanek de prévenir Mlle Dougloff qu’il désirait lui parler.

* * *

Quand Varvara entra, Serge se tenait débout près de son bureau. Il inclina légèrement la tête en réponse au salut toujours humble de sa cousine et dit froidement :

Je voulais vous informer moi-même qu’un petit colis à votre adresse s’est égaré, a été ouvert par mégarde… et que j’y ai trouvé ceci.

Il prit sur le bureau une revue jaune pâle, zébrée de rouge, et la tendit à Varvara.

Une pâleur cendreuse couvrit le visage de Mlle Dougloff, un tremblement subit agita ses mains.

C’est bien à vous, n’est-ce pas ?

Elle répondit d’une voix un peu sourde :

Oui, c’est à moi, Serge Wladimirowitch.

Mes compliments ! Vous vous abreuvez à des sources quelque peu… volcaniques, Varvara Petrowna. J’ai même pu constater, en feuilletant cette publication légèrement incendiaire, que vous preniez à sa rédaction une part active. N’ayant aucun droit légal sur vous, je ne puis que constater votre entière liberté à ce sujet. Mais, tant que je serai le maître ici, Kultow n’abritera jamais de révolutionnaires, — et surtout des révolutionnaires en jupon, les pires qui existent. Vous voudrez bien vous organiser pour trouver, avant la fin du mois, et hors de mes domaines, un autre toit où vous pourrez élaborer en paix le programme des sociétés futures.

Elle l’écoutait sans faire un mouvement, comme médusée. Ses longues et molles paupières cachaient son regard, mais les cils battaient fébrilement, et, sur la revue qu’elle avait prise des mains de Serge, ses doigts se crispaient, froissant la couverture étrange.

Aux derniers mots du prince, elle laissa échapper une sorte de gémissement :

Vous me chassez !

Elle glissa à genoux, en levant vers Serge ses yeux à demi-découverts qui suppliaient.

Serge, par pitié… Pardonnez-moi ces folles idées, cette sympathie déjà évanouie pour des doctrines que vous réprouvez ! Jamais vous ne les retrouverez en moi ! Ce sont des divagations de cerveau en délire, auxquelles, pauvre isolée, j’ai pu me laisser prendre un instant… Serge, pardonnez-moi ! Ne me chassez pas de votre demeure, de votre présence. Ma vie est ici, dans l’ombre de celui que l’humble Varvara vénère comme un dieu, et qu’elle voudrait servir à genoux !

Elle parlait d’une voix basse et tremblante, en courbant la tête et en joignant les mains.

Je n’ai vraiment que faire d’un aussi ardent dévouement ! dit la voix mordante de Serge. Vous pourrez trouver à l’employer plus utilement ailleurs, Varvara Petrowna… pour la cause de la révolution, par exemple. Vraiment, qui se serait douté que vous cachiez de telles flammes sous une aussi paisible apparence ! Je ne parle pas pour moi, naturellement, car depuis longtemps je vous avais devinée. Les yeux baissés ne m’ont jamais trompé.

Varvara leva la tête, et cette fois, les prunelles jaunes apparurent tout entières, étincelèrent sous l’ombre légère des cils pâles.

Vous savez alors que, si vous m’aviez choisie, vous auriez trouvé en moi l’esclave de vos rêves, dont vous auriez possédé l’âme tout entière, et qui ne vous aurait pas disputé une bribe de sa conscience, elle !

Un regard d’indicible mépris tomba sur elle.

Une âme d’esclave ? Avec de l’or, j’en achèterais. Mais une belle âme pure et intrépide, que l’attrait du luxe et de la vanité ne peut réduire, qui résiste à la force toute-puissante et préférerait mourir que de céder à ce que sa conscience réprouve, voilà ce que j’admire, ce que je respecte, ce que je vénère au-dessus de tout.

Varvara se releva brusquement, le visage blêmi.

Cette âme-là ne vous aime pas, Serge Ormanoff ! dit-elle d’une voix rauque.

Le front de Serge eut une imperceptible contraction.

Qu’en savez-vous ? riposta-t-il d’un ton hautain. Mais, du reste, cela vous importe peu, j’imagine ? Vous vous êtes égarée là dans des sentiers qui nous éloignent de notre sujet, — c’est-à-dire de votre départ. Réflexion faite, je crois que vous pourriez être prête à quitter Kultow dans huit jours. Vous trouverez bien un couvent pour vous recevoir provisoirement, — à moins que quelque sœur en révolution ne vous offre l’abri de son toit.

Un sursaut secoua Varvara. Sur son teint blanc, une pâleur livide s’étendit, gagnant jusqu’aux lèvres. Lentement, les paupières s’abaissèrent sur les yeux où venait de passer une lueur étrange, — désespoir, fureur ou haine, tout cela ensemble peut-être.

Je partirai avant, Serge Vladimirowitch, dit-elle d’un ton calme.

Elle se détourna, gagna la porte… mais, au moment de l’ouvrir, elle se détourna de nouveau…

Vous êtes vaincu cette fois, prince Ormanoff !

Elle sortit sur ces mots, jetés d’un ton d’ironie mauvaise qui fit tressaillir Serge.

Vaincu ! vaincu !… et par une enfant ! murmura-t-il en retombant sur son fauteuil. Un Ormanoff !… Elle l’a deviné, cette vipère ! Ah ! mes aïeux doivent s’agiter dans leurs tombes, devant la lâcheté de leur descendant ! C’est son âme qui m’attire, qui m’émeut jusqu’au fond du cœur ! et je la martyrise ! En ce moment, elle pleure sans doute, elle souffre… Et un mot de moi — ce que je brûle de lui dire — sécherait les larmes de ces yeux admirables que j’aime plus que tout, parce qu’ils reflètent son âme. Je la verrais sourire peut-être ! — non du sourire contraint et timide qu’elle a toujours devant moi, mais du sourire de la femme confiante et aimée…

Il se leva si brusquement que son lourd fauteuil tomba à terre, réveillant en sursaut Fricka et Ali.

Je divague ! Elle me fait perdre la tête !… Stépanek !… Ramasse ce fauteuil et préviens qu’on me serve à dîner ici, ce soir.

Il ouvrit la porte, s’engagea dans un escalier couvert d’un épais tapis et gagna la bibliothèque, où il s’absorba dans l’examen des vieilles paperasses.



A suivre...

Chapitre XII

Chapitre XII

En dépit d’une nuit de fièvre et de souffrance, le prince Ormanoff fit appeler le lendemain sa sœur près de lui, et les dix minutes que dura l’entretien furent sans doute bien utilisées par lui, car Lydie sortit de son cabinet avec un visage altéré et des yeux gros de larmes qu’elle avait eu grand-peine à retenir, mais qui se donnèrent libre cours aussitôt qu’elle fut hors de chez lui.

Comme elle rentrait dans son appartement, elle se heurta à Varvara qui glissait, en véritable ombre qu’elle était, à travers les corridors immenses, avec son air absorbé et indifférent à tout. Pourtant, cette fois, elle remarqua la physionomie bouleversée de la baronne et l’interrogea :

Qu’avez-vous, Lydie ?

Mme de Rühlberg ne demandait qu’à s’épancher. Elle raconta que Serge venait de lui faire les plus durs reproches, parce qu’elle ne s’était pas montrée suffisamment aimable pour sa femme. Et comme elle balbutiait des excuses, en disant qu’elle recommencerait à accompagner sa belle-sœur, il avait répliqué : “Vous n’aurez pas cette peine. Lise préfère à votre compagnie celle de Sacha. Mais le n’oublierai pas de quelle façon vous comprenez la déférence aux désirs que je vous exprime.

Voyez-vous, Varvara, cette sainte nitouche qui a osé se plaindre à lui ! Ce n’est pas Olga qui aurait fait cela ! Une bonne petite, bien insignifiante, qui ne souciait de rien ni de personne en dehors de son mari. Je n’ai jamais eu d’ennuis avec elle. Mais celle-ci ! Voilà qu’elle s’est toquée de Sacha, et Serge, aussitôt, décrète qu’il l’accompagnera désormais… Varvara, ne trouvez-vous pas qu’il y a là une complaisance bien étrange chez lui ?

Elle baissait la voix en prononçant ces mots.

Les paupières de Varvara battirent légèrement.

Oui, peut-être… Je vous conseille de vous défier de cette jeune femme, Lydie.

Me défier ? Pourquoi ?

Pour tout… Craignez qu’elle ne vous desserve près du prince Ormanoff. Craignez pour Hermann, qu’elle n’aime pas.

Mais vous rêvez, Varvara ! Elle n’a et elle n’aura jamais, pas plus qu’aucune femme au monde, la moindre influence sur Serge !

Une sorte de rire bref glissa entre les lèvres de Varvara.

Non, elle n’en aura pas… Je rêve, Lydie ! Serge Ormanoff dominé par sa femme ! La plaisante idée que voilà !

Et, riant de nouveau, elle s’éloigna de son pas silencieux, laissant Lydie très surprise, et un peu perplexe.

Quels que fussent les sentiments que Mme de Rühlberg nourrissait à l’égard de sa belle-sœur, à la suite des reproches de Serge, elle se montra dès lors très aimable et empressée près de la jeune femme. Les petites méchancetés cessèrent… Mais Lise continua à sentir autour d’elle un souffle de malveillance qui semblait fort pénible à sa nature aimante.

* * *

Elle se demandait avec anxiété si elle devait retourner sans être appelée près de son mari. La veille, il l’avait renvoyée de si étrange manière !… Mais vers deux heures, toutes ses perplexités se trouvèrent réduites à néant par l’apparition de Vassili venant l’informer que le prince la demandait.

Il était très pâle, visiblement fatigué et énervé par la souffrance. Après avoir répondu laconiquement aux timides interrogations de Lise sur son état, il lui demanda :

À quoi étiez-vous occupée, quand je vous ai fait demander ?

Je faisais une partie de dames avec Sacha, qui est souffrant aujourd’hui.

Eh bien ! sonnez Stépanek et dites-lui d’aller prévenir Sacha qu’il vienne ici continuer cette partie.

Très surprise de ce caprice imprévu, elle obéit pourtant sans risquer de réflexion. Sacha arriva aussitôt, la tante et le neveu s’installèrent près de Serge, qui suivit les péripéties du jeu en donnant des conseils à sa femme, de telle sorte que Sacha, fort peu à son aise d’ailleurs en présence de son oncle, perdit haut la main la partie.

Après quoi, Lise fut invitée à passer dans le salon voisin où se trouvait un piano, son mari désirant entendre un peu de musique.

Ce ne fut pas là une fantaisie passagère. Les jours suivants, Sacha fut appelé encore pour venir faire avec sa tante une partie quelconque. Après quoi, le prince l’envoyait étudier ses leçons ou jouer avec les lévriers dans un coin de la pièce, tandis que Lise brodait près de son mari silencieux et songeur, ou se mettait au piano, la musique calmant la fièvre et la souffrance, prétendait-il.

Il semblait ainsi qu’il s’attachât à mettre toujours l’enfant en tiers entre Lise et lui.

Pendant les premiers jours, ses blessures avaient inspiré quelques inquiétudes au docteur Vaguédine, qui avait en vain essayé de lui faire garder le lit. Mais elles entraient maintenant dans une bonne voie, la fièvre baissait, et le prince, qui restait auparavant toute la journée inactif, quelque peu abattu en dépit de son énergie, commençait à s’occuper, à lire, à dépouiller la correspondance qui s’amoncelait sur les plateaux, et à indiquer à ses secrétaires les réponses à donner.

Un après-midi, il trouva parmi les revues qui encombraient toute une table, un livre qu’il parcourut rapidement, puis tendit à Lise.

Tenez, coupez-moi donc cela, Lise.

C’était un volume de poésies d’un jeune et déjà célèbre poète français. Tandis que Lise faisait manœuvrer le coupe-papier, des strophes harmonieuses passaient devant ses yeux. Elle soupirait, en songeant mélancoliquement que c’était un supplice de Tantale infligé là par le prince Ormanoff à la jeune intelligence qu’il privait de tout aliment intellectuel.

C’est fini ? dit-il quand elle lui tendit le livre. Eh bien ! lisez-m’en donc un peu tout haut.

Réprimant la profonde surprise que lui causait cette nouvelle fantaisie, Lise se mit en devoir d’obéir. Elle lisait parfaitement, car M. Babille tenait à la diction, elle lisait surtout avec intelligence, avec émotion, s’identifiant aux sentiments très élevés du poète. Et sa voix pure, au timbre profond et doux, augmentait le charme délicat de ces vers.

C’est assez, il ne faut pas vous fatiguer, dit tout à coup le prince Ormanoff. Mettez ce livre là, et reposez-vous. Vous continuerez cette lecture demain.

Ce fut désormais une habitude de chaque après-midi… Et ce fut, pour Lise, un des meilleurs moments de la journée. Que le prince le cherchât ou non, ces lectures, choisies par lui, se trouvaient être celles qui s’associaient le mieux à l’âge, aux idées, au degré de culture intellectuelle de sa femme. Elle y trouvait un plaisir extrême, qui s’exprimait sincèrement dans ses beaux yeux pleins de candeur et de lumière où Serge pouvait lire à son aise, ainsi qu’il lui en avait exprimé la volonté… Et en admettant — ce qui semblait bien improbable — qu’il éprouvât le désir de connaître les impressions de sa femme, il n’avait pas besoin de l’interroger. Son regard parlait pour elle.

Une autre fois, ce furent d’anciennes estampes découvertes par Nicolas Versky, le bibliothécaire, et que Serge montra lui-même à Lise, en y joignant d’érudites explications qui intéressèrent vivement la jeune femme.

Elle jouissait de ces petites satisfactions très inattendues, tout en s’en étonnant grandement. Il était certain qu’il y avait, à son égard, un changement chez le prince Ormanoff. Il était peut-être encore plus froid qu’au temps des fiançailles et aux premiers jours de leur mariage, mais son despotisme se faisait moins sentir, se nuançait de quelques concessions que Lise n’eût jamais osé espérer, car il semblait de ce fait lever quelque peu l’interdit jeté pour sa femme sur les occupations intellectuelles.

C’était maintenant sans trop d’appréhension qu’elle entrait chaque jour chez lui, qu’elle s’installait dans le grand fauteuil à haut dossier sur le fond sombre duquel ressortaient si bien son visage admirable et les robes d’étoffe souple et de nuances claires, qu’elle portait généralement à l’intérieur. Tout en elle était harmonie, le moindre des ses mouvements avait une grâce naturelle inimitable, et il n’était pas étonnant qu’un dilettante comme le prince Ormanoff ne la quittât pas des yeux, tandis qu’elle évoluait silencieusement autour du samovar pour préparer le thé, ou qu’elle distribuait des caresses à Ali et à Fricka qui se les disputaient, en manquant parfois de la renverser — ce qui amenait une intervention sévère de leur maître, malgré les timides protestations de Lise.

Un soir, Fricka, en sautant par surprise sur la jeune femme, lui fit au poignet une large égratignure. Serge sonna aussitôt et donna l’ordre à Stépanek d’administrer une correction à la coupable.

Non, je vous en prie ! La pauvre bête pèche par trop d’affection. Ne la faites pas corriger, Serge ! dit Lise d’un ton suppliant.

Il se pencha et prit entre ses doigts le poignet sur lequel perlaient quelques gouttes de sang.

Franchement, ceci mérite une punition, Lise !

Il s’interrompit brusquement en se mordant les lèvres… Et Lise rougit, car elle comprit qu’il pensait au traitement douloureux infligé par lui à ce même poignet délicat, et dont il avait pu voir les marques le lendemain, car, les chairs tuméfiées ayant gonflé, il avait été impossible à la jeune femme de remettre le bracelet.

Emmène Fricka, mais ne la corrige pas, dit-il au cosaque qui s’en allait déjà, traînant l’animal, car il jugeait tout à fait inutile d’attendre le résultat des supplications de la jeune dame, lesquelles ne changeraient rien, pensait-il, à la décision du maître.

Quand Stépanek rapporta ce fait à l’office, ce fut, de toutes parts, un vif étonnement. Seule Madia sourit d’un air entendu, en cachant sous ses paupières clignotantes un regard ravi.

* * *

Le prince reprenait maintenant sa place aux repas. Il montrait à sœur une excessive froideur, malgré les manières humbles et repentantes de Lydie, et, n’ignorant pas sa préférence pour Hermann, affectait de ne jamais s’apercevoir de la présence de celui-ci, tandis qu’il témoignait à Sacha une attention inaccoutumée et même une certaine indulgence pour des étourderies sans importance qu’il aurait impitoyablement punies quelque temps auparavant.

Lydie rongeait son frein et s’inquiétait sérieusement. Les paroles de Varvara lui revenaient à l’esprit, bien qu’elle les taxât d’idées folles. Il était en effet inadmissible de songer que cette jeune femme, si durement traitée par Serge, exerçât une influence quelconque sur les actes de celui-ci. Mais il était certain aussi que la nouvelle attitude du prince avec sa sœur et Hermann et son engouement pour Sacha coïncidaient avec les rapports plus fréquents entre sa femme et lui.

De plus, il y avait un fait indéniable, et que tous remarquaient : le prince traitait Lise d’une manière plus douce, moins visiblement autoritaire.

Mme de Rühlberg essaya de consulter Varvara. Mais celle-ci se dérobait toujours avec une étonnante souplesse. Elle semblait fort lasse depuis quelque temps, ne sortait plus guère et montrait des traits altérés, un teint plombé de personne malade.

Des tempêtes de neige étaient venues empêcher les promenades pour Lise et Sacha. Serge les retenait plus longuement près de lui. Les blessures étaient cicatrisées, mais en raison de la faiblesse du bras, la chasse lui demeurait encore interdite. Il travaillait avec ses secrétaires et Nicolas Versky, compulsait les vieilles archives poudreuses pour une histoire de sa famille commencée depuis plusieurs années, ou parcourait les nombreux livres et revues qui lui parvenaient.

Un dimanche, il ne parut pas au déjeuner. Ce fait se produisait parfois. On ne sait par quelle fantaisie, il se faisait alors servir chez lui. Personne ne songeait à s’en plaindre, car sa présence jetait toujours une contrainte sur les convives, même lorsqu’il était dans ses meilleurs moments. Pour les siens, comme pour ceux dont il payait les services, à quelque degré de la hiérarchie sociale qu’ils appartinssent, le prince Ormanoff ne savait être que le maître, — et un maître redouté.

Après le déjeuner, Lise demeura quelques instants dans le salon près de sa belle-sœur qui souffrait de névralgies. Puis elle sortit pour remonter chez elle. Comme elle atteignait la dernière marche du monumental escalier, elle vit surgir devant elle la silhouette falote du précepteur.

Princesse, pardonnez-moi mon audace ! Mais permettez à votre humble admirateur…

Il tombait à genoux et portait à ses lèvres la robe de Lise.

Elle recula si brusquement qu’elle faillit choir en arrière dans l’escalier.

Comment osez-vous !… dit-elle d’une voix étouffée par la stupeur et l’indignation.

Quelqu’un, d’un corridor voisin, s’élança tout à coup sur Hans Brenner, le saisit et le traîna dans une pièce dont la porte fut refermée avec violence. Lise, glacée d’effroi, entendit des cris de rage et de douleur, une voix qui balbutiait : “Grâce !… grâce !

Pourvu que Serge ne tuât pas cet homme, ou ne le blessât pas grièvement ! Il était si fort, et l’autre si gringalet ! Il fallait qu’elle courût vers eux, qu’elle essayât d’empêcher un malheur, au risque de tourner contre elle la colère de son mari…

Mais comme elle atteignait la porte, celle-ci s’ouvrit, laissant passage au prince Ormanoff, correct et calme comme s’il venait d’accomplir la chose la plus habituelle. Seule la teinte sombre des prunelles décelait l’irritation intérieure.

Oh ! Serge, que lui avez-vous fait ? s’écria Lise d’une voix que l’effroi étranglait un peu.

Je lui ai administré la correction qu’il méritait. Que votre sensibilité se rassure, Lise, il est encore vivant et sera même en état de partir ce soir, en emportant de Kultow un cuisant souvenir qu’il conservera quelques jours… Allons, prenez mon bras que je vous reconduise chez vous, car vous voilà toute bouleversée par la faute de ce misérable imbécile.

Quand elle fut assise dans son salon, il resta debout devant elle, les yeux fixés sur les petites mains encore frémissantes d’émotion.

Aviez-vous déjà eu à vous plaindre de cet individu, Lise ?

Mais non… Il m’était seulement peu sympathique, à cause de son regard en dessous et de ses façons cauteleuses.

Vous auriez dû me le dire. Je l’aurais mis à la porte.

Et, sans paraître remarquer le regard d’indicible étonnement qui se levait vers lui, il poursuivit :

Il est une autre personne qui doit vous être certainement désagréable. L’âme fourbe de Varvara n’est pas faite pour vivre près de la vôtre. Elle partira d’ici.

Varvara !… Oh ! Serge, cette pauvre fille sans famille, sans fortune ! Mais elle ne m’a rien fait ! Ce serait affreux de la faire partir ainsi, sans motif !

Pardon, j’ai plusieurs motifs et, entre autres, celui-ci : une circonstance fortuite m’a révélé ce matin qu’elle était imbue d’idées révolutionnaires et collaborait secrètement à une revue des plus avancées.

Serait-ce possible ! Elle semble si calme, si effacée !

Un sourire sardonique courut sur les lèvres du prince.

On ne se doute pas ce qu’il y a dans cette âme-là… Mais vous voyez, Lise, que je ne puis conserver ici une personne de cette sorte.

La jeune femme murmura timidement :

Pourtant, si on pouvait tenter de changer ses idées, de lui faire du bien…

Le même sourire reparut sur les lèvres de Serge.

Qui s’en chargerait ? Pas moi, à coup sûr ! Vous non plus, Lise.

Pourquoi ? Je pourrais essayer…

Croyez-vous donc que je vous le permettrais ? Cette femme vous hait, d’ailleurs.

Moi ! Oh ! Serge, vous dites comme Madia ! Pourquoi me haïrait-elle, cependant ?

Il courba un peu sa haute taille et prit entre ses mains la tête de Lise.

Parce qu’elle est une créature mauvaise… et vous, vous êtes un ange.

Ses lèvres se posèrent sur le front de la jeune femme. Puis, se détournant brusquement, il sortit du salon.



A suivre...

Chapitre XI

Chapitre XI

Le comte Darowsky quitta Kultow le surlendemain. Lydie avait en vain déployé pour lui toutes ses grâces. Un mariage avec ce parent jeune, riche et distingué lui souriait beaucoup, d’autant mieux qu’il lui aurait permis d’échapper à la lourde tutelle de son frère. Mais Michel n’avait paru rien comprendre. Il avait perdu, quelques années auparavant, une jeune femme très aimée et ne songeait aucunement à la remplacer à son foyer, où sa mère élevait les deux petits enfants qui étaient sa seule consolation.

Lydie n’ignorait aucunement ces détails. Mais elle se persuada — ou on lui persuada — que cette indifférence de son cousin était due surtout à la présence de Lise. Près de cette incomparable beauté, les plus jolies femmes ne paraissaient plus rien. De là, une sourde rancune envers la jeune princesse — rancune qui se manifestait par de petites piques, de petites méchancetés sournoises, des froideurs inexpliquées.

Mme de Rühlberg avait, en outre, un autre motif de ressentiment. Elle s’irritait secrètement de la préférence de sa belle-sœur pour Sacha, et Hermann, jaloux, l’excitait en dessous. Le précepteur, lui aussi, avait pris en grippe Sacha, dont la franchise déplaisait à son âme tortueuse, et le punissait à propos de tout et de rien. Le pauvre enfant, entre sa mère, son frère et Hans Brunner, était loin d’être heureux. Il venait conter ses chagrins à Lise, qui le consolait avec de douces paroles. Elle ne pouvait pas autre chose. Elle-même était l’objet d’une hostilité latente, qu’elle sentait s’épaississant autour d’elle et qui augmentait la tristesse dont saignait son cœur. Il n’était pas jusqu’à l’obséquieuse et sournoise admiration du précepteur qui ne vînt encore augmenter ses ennuis.

Et le seul être qui eût pu délivrer Lise et Sacha de ces persécutions sourdes se renfermait dans une indifférence altière, dans une froideur écrasante, au retour de la chasse à laquelle il consacrait maintenant toutes ses journées, s’y adonnant avec une sorte de passion furieuse — à tel point, disaient les gardes qui l’accompagnaient, qu’il risquait à tout moment sa vie.

Toujours effacée, toujours silencieuse, Varvara Dougloff glissait comme une ombre dans la princière demeure. Nul ne s’inquiétait de ce qu’elle faisait, comment elle vivait. Lise seule avait voulu essayer de s’intéresser à elle. Mais elle s’était heurtée à une porte close. Varvara gardait jalousement le secret de son âme derrière ses paupières baissées.

Par Lydie, Lise savait qu’elle était la fille d’une cousine des Ormanoff, qui avait épousé malgré leur désapprobation un jeune homme de petite noblesse, lequel l’avait laissée veuve et sans ressources au bout de six ans de mariage. Elle avait végété avec sa fille jusqu’au jour où, apprenant la mort du prince Cyrille, grand-père de Serge, elle était venue solliciter le secours de celui-ci, espérant trouver chez le très jeune homme qu’il était alors un peu moins de dureté que chez l’aïeul. Serge ignorait la compassion, mais il était généreux par nature. La veuve et sa fille avaient obtenu l’autorisation de demeurer à Kultow, — mais elles avaient fort bien compris qu’elles n’y seraient tolérées qu’à la condition de se faire oublier. C’était de là sans doute que datait l’attitude effacée de Varvara, et son allure d’ombre, glissante et terne.

La mère était morte il y avait maintenant deux ou trois ans, mais Varvara avait continué à mener la même existence silencieuse, suivant Lydie qui elle-même évoluait docilement dans l’ombre du prince Ormanoff, ayant autour d’elle un reflet du luxe qui régnait dans les résidences princières, et ne laissant jamais rien paraître des sentiments qui pouvaient agiter son âme, — reconnaissance, ou bien aigreur, envie peut-être.

Lise, si bonne et si délicate, pensait qu’elle devait souffrir de cette situation de parasite. Plus d’une fois, elle avait songé qu’à la place de Varvara, jeune et paraissant bien portante, elle aurait préféré travailler pour sauvegarder sa dignité et son indépendance. Que pouvait-elle faire, toujours seule chez elle ? À quoi occupait-elle ses longues journées ? Lydie, questionnée un jour à ce sujet par sa belle-sœur, avait levé les épaules en répondant :

Je vous avoue que je n’en sais rien ! Cette pauvre fille est tellement insignifiante !

Lise ne la jugeait pas du tout ainsi. Au fond, elle était obligée de s’avouer que Varvara lui inspirait une sorte d’antipathie instinctive, tout à fait irraisonnée. Mais par le fait même de ce sentiment qu’elle se reprochait, elle se croyait tenue à se montrer meilleure à son égard.

Ce fut guidée par ce motif qu’un jour, ayant appris au déjeuner que Mlle Dougloff était malade, — il régnait en ce moment à Kultow un vent de grippe, — Lise se dirigea vers son appartement situé dans une partie éloignée du château.

Elle s’arrêta, indécise, devant une porte entr’ouverte. Une voix sourdement irritée demanda :

Est-ce vous enfin, Nadia ?

Alors elle poussa la porte et entra en disant :

Non, Varvara, c’est moi, Lise.

Dans l’ombre projetée par les lourds rideaux du lit, elle vit se dresser la tête blonde de Varvara.

Vous !… vous ! dit une voix étouffée.

Lise s’avança jusqu’au lit. Du premier coup d’œil, elle vit que Varvara était en proie à la fièvre, car elle était fort rouge, et ses yeux, ses étranges yeux jaunes luisaient.

Je viens vous voir, Varvara. J’ai su tout à l’heure que vous étiez malade.

Ce n’est rien ! interrompit brusquement Varvara. Je regrette que vous vous soyez dérangée. Vous risquez que je vous communique cette maladie. Olga avait un tout autre soin de sa santé. Je suppose que si le prince Ormanoff vous savait ici, vous passeriez un mauvais moment. Mais, naturellement, vous ne lui avez pas demandé la permission ?

Cela me regarde ! dit sèchement Lise, blessée par ce bizarre accueil et ce ton ironique.

Évidemment ! Mais je ne me soucie pas du tout que mon cousin m’accuse de vous avoir retenue ici. Ainsi donc, tout en vous remerciant beaucoup, je vous demanderai de vous retirer. J’ai l’air d’être malhonnête, mais c’est dans votre intérêt, je vous assure, princesse.

Ses paupières étaient retombées sur ses yeux, et elle parlait maintenant d’un ton très doux, un peu chantant.

Lise l’enveloppa d’un regard perplexe… Et ce regard fit ensuite le tour de la chambre, très vaste, bien meublée, mais fort en désordre. Dans une bibliothèque s’alignaient des livres en nombre considérable, et d’autres étaient posés sur une table auprès de la malade, à côté d’une carafe et d’un verre vide.

Je crois que vous exagérez, Varvara. Vous n’avez rien de très contagieux… Êtes-vous bien soignée, au moins ?

Bien soignée ! Mais je suis abandonnée par cette Nadia, qui perd la tête depuis qu’elle est fiancée au fils d’Ivan Borgueff ! Je suis sûre que la coquine a coupé les fils électriques, de telle sorte que j’ai beau sonner, resonner, personne ne bouge. Quand elle se décidera à apparaître, elle me dira que la sonnette était détraquée. En attendant, je n’ai plus une goutte d’eau et la soif me dévore. Mais Varvara Dougloff est si peu de chose ! À quoi lui servirait de se plaindre ?

Mais si, il faut vous plaindre ! Je vais en parler à Natacha. En attendant, je vous enverrai Sonia, qui est une très bonne fille, fort adroite et serviable.

Varvara eut un petit plissement de lèvres ironique.

Natacha et les autres ne tiennent compte que des observations et des ordres du prince Ormanoff. Tout ce que vous direz sera lettre morte.

Un peu de rougeur monta aux joues de Lise. C’était vrai, elle n’était rien dans cette demeure, où tout gravitait autour de la volonté du maître.

Elle quitta Varvara sous une impression désagréable. Décidément, elle ne lui était pas sympathique ! Mais cela n’empêchait pas qu’elle ne lui vînt charitablement en aide.

Après avoir envoyé Sonia porter du thé à la malade, elle fit appeler la femme de charge. Elle put se convaincre aussitôt que Varvara avait deviné juste. Sous la politesse obséquieuse de Natacha, elle se heurta à la tranquille inertie d’une femme qui sait n’avoir aucun compte à rendre en dehors de la seule autorité existante. Pas plus qu’à la défunte princesse, le prince Ormanoff n’avait délégué à sa seconde femme le moindre pouvoir. Dans la demeure conjugale, Lise semblait une invitée — ou bien encore une plante précieuse que l’on soigne parce que le maître semble y tenir, mais qui n’est considérée par tous qu’au point de vue de son rôle décoratif.

Olga avait pu ne pas souffrir de cette situation, mais il n’en était pas de même de Lise, dont la nature délicate et fière ressentait profondément toutes ces blessures.

Quand Natacha se fut retirée, après avoir dit du bout des lèvres qu’elle allait parler à Nadia, Lise s’habilla et descendit pour faire avec Sacha une promenade en traîneau. Il était maintenant son habituel compagnon. Depuis l’incident du patinage, Lydie s’abstenait souvent de sortir avec sa belle-sœur. Serge, s’absentant quotidiennement, n’en savait rien, et elle était bien certaine que Lise, dont elle devait, bon gré mal gré, reconnaître la discrète bonté, ne lui en parlerait jamais.

Ce jour-là, la tante et le neveu firent prolonger un peu la promenade. Au retour, en descendant du traîneau, ils virent dès l’entrée une animation inaccoutumée… Et Mme de Rühlberg, surgissant tout à coup, leva les bras au ciel.

Serge l’a échappé belle ! À peine étiez-vous partie qu’on l’a ramené à peu près inanimé, le bras et l’épaule gauche labourés par les griffes d’un ours. Le docteur Vaguédine assure qu’il n’y a rien d’atteint gravement. Il a refusé de se mettre au lit — un Ormanoff n’arrive à cette extrémité qu’en face de la mort, et encore pas toujours. Il s’est installé dans son cabinet de travail, en défendant que personne vienne le voir… Il paraît qu’il s’en est fallu de rien que l’ours ne l’étouffât. Heureusement il a réussi à lui enfoncer dans le cœur son couteau de chasse.

Une émotion sincère s’emparait de Lise. À défaut d’une affection qu’elle ne pouvait éprouver pour son mari, son âme était trop profondément chrétienne et trop délicatement bonne pour ne pas compatir même à la souffrance de l’homme qui la tenait sous son impitoyable despotisme.

Après avoir demandé à sa belle-sœur quelques détails, elle remonta chez elle. Tandis qu’elle se déshabillait, elle songea avec mélancolie à son étrange situation. D’elle-même, elle ne pouvait se rendre près de son mari blessé et lui offrir ses soins. Il l’obligeait à l’inutilité, réduisant son rôle d’épouse à celui d’un objet de luxe que son caprice du moment ignorait, ou tyrannisait.

Tristement pensive, elle s’attardait dans sa chambre, le front appuyé à la vitre d’une des fenêtres derrière laquelle, entre les doubles châssis, s’épanouissaient des fleurs rares. Mais Dâcha entra tout à coup et l’informa que le prince Ormanoff la faisait demander.

Elle tressaillit légèrement. Était-il donc plus malade ?

Elle se dirigea d’un pas rapide vers son appartement. Dans la grande galerie garnie d’inappréciables œuvres d’art et de souvenirs de famille qui le précédait, Stépanek, le cosaque, se tenait en permanence. Il ouvrit silencieusement le battant d’une porte et Lise entra dans une pièce encore inconnue d’elle — une pièce très vaste, tendue d’un admirable cuir de Cordoue, éclairée par des baies garnies de vitraux anciens. Les raffinements du luxe moderne se mêlaient ici à un faste tout oriental, sur lequel de superbes peaux d’ours noirs et blancs venaient jeter une note sauvage. Dans l’atmosphère chaude flottait une étrange senteur faite du parfum préféré du maître de céans, des émanations du cuir de Russie, de l’odeur des fines cigarettes turques, des exhalaisons enivrantes s’échappant des gerbes de fleurs répandues partout.

Serge était assis près de son bureau, et appuyait son front sur sa main. À ses pieds étaient couchés Ali et Fricka, ses lévriers, qui se levèrent, s’élancèrent vers la jeune femme et se mirent à bondit autour d’elle, quêtant des caresses.

Elle les écarta doucement et s’avança vers son mari qui n’avait pas bougé, mais tournait vers elle son regard.

Vous n’étiez pas curieuse de venir voir ce que maître Bruin avait fait de moi, Lise ? dit-il d’un ton froid, légèrement sarcastique.

Votre sœur m’avait dit que vous ne vouliez voir personne, balbutia-t-elle en rougissant sous cette parole qui semblait un reproche.

Alors vous vous êtes crue englobée avec les autres dans cette interdiction ? Oubliez-vous que vous êtes ma femme et qu’à ce titre vous me devez vos soins ?

Mais je ne demande pas mieux ! dit-elle spontanément. Je suis toute prête, Serge…

Merci, l’intention me suffit… Ah ! si, tenez, puisque vous êtes là, donnez-moi donc de la quinine. Je sens que la fièvre augmente. Vous en trouverez là, sur ce meuble. Le docteur a tout préparé.

Souffrez-vous beaucoup ? demanda timidement Lise tout en se dirigeant vers le meuble désigné.

Beaucoup, oui. Mais j’ai la force nécessaire pour supporter cela. Les Ormanoff n’ont jamais craint la douleur physique.

Tandis qu’il avalait le médicament préparé par elle, Lise constata que son visage était profondément altéré et que des frémissements de souffrance y passaient. Mais le regard conservait toujours toute son énergie hautaine.

Maintenant, asseyez-vous là, dit-il en désignant un siège près de lui. Et racontez-moi pourquoi Lydie ne vous accompagnait pas aujourd’hui.

La jeune femme rougit un peu.

Elle n’était pas disposée… Vous savez qu’elle est souvent fatiguée…

Pas plus que vous, certainement. Et les promenades font partie du régime qui lui est prescrit. Ces abstentions se renouvellent-elles souvent ?

Quelquefois… murmura Lise avec embarras. Mais je vous assure que je trouve tout naturel…

Vous, peut-être, mais moi, non. Il faudra que cela change… Mais peut-être préférez-vous la compagnie de Sacha à celle de sa mère ? Je ne fais aucune difficulté pour reconnaître que ma sœur n’est pas fort intéressante.

Et sa bouche eut un pli de dédain.

Je ne dis pas cela… Mais j’aime beaucoup Sacha, qui est affectueux et gai.

Eh bien ! prenez-le pour compagnon. Lydie pourra paresser tout à loisir, quand elle aura bien digéré les reproches que je lui prépare.

Ne lui dites rien à cause de moi, je vous en prie ! murmura Lise d’un ton suppliant.

À cause de vous ?… Mais non, ma chère, il s’agit ici simplement d’un désir exprimé par moi, et considéré comme non avenu par ma sœur. C’est moi qui me trouve l’offensé.

Lise rougit. À quoi songeait-elle donc, en effet ? Qu’importait à Serge que sa femme fût traitée plus ou moins aimablement, qu’elle souffrît même de mauvais procédés ? La seule faute impardonnable, pour lui, était l’insoumission à ses volontés.

Il fermait les yeux et demeurait silencieux. La fièvre empourprait un peu ses joues. Près de lui, Lise restait immobile, regardant le décor magnifique au milieu duquel elle se trouvait. La chaleur et les parfums de cette pièce l’oppressaient singulièrement — mais moins encore, peut-être, que la présence de celui qui n’avait jamais su que la faire souffrir.

Lise !

Elle leva la tête et vit les yeux de Serge fixés sur elle.

Qu’auriez-vous éprouvé, si Bruin m’avait étouffé complètement ?

Elle devint pourpre et détourna son regard. Que lui répondre ? Loyalement, elle ne pouvait lui dire que ceci : “J’aurais éprouvé une émotion profonde, telle que je la ressentirais pour n’importe qui en semblable occasion. Mais je ne vous aurai pas pleuré autrement que comme chrétienne.

Regardez-moi, Lise !

En un de ces gestes à la fois impérieux et doux qui lui étaient particuliers, il portait sa main brûlante de fièvre sur la nuque de Lise et obligeait la jeune femme à tourner la tête vers lui.

Laissez-moi lire votre réponse dans vos yeux, car vos lèvres se refuseraient à me la faire connaître… Oui, Bruin a failli vous donner la liberté, Lise…

Serge ! murmura-t-elle en rougissant plus fort.

Une lueur sarcastique passa dans le regard du prince.

Oh ! il s’en est fallu de bien peu, je vous assure ! Si ma main avait été moins ferme, la lame déviait… et vous étiez veuve. Après tout, cela aurait mieux valu… pour moi.

Il laissa aller la tête de Lise en murmurant d’un ton impatienté :

Laissez-moi maintenant… Allez, allez, Lise.

Elle se leva et se dirigea vers la porte. Comme elle l’ouvrait, il lui sembla entendre prononcer son nom. Elle se détourna un peu. Mais Serge était immobile, et ses yeux étaient à demi clos sous les cils blonds.

Elle sortit alors et regagna son appartement. Ce soir-là, elle eut une affreuse migraine, due sans doute à l’atmosphère saturée de parfums qui régnait chez Serge. Et dans ses rares moments de sommeil traversés de rêves pénibles, il lui sembla entendre de nouveau la voix suppliante et impérieuse qui murmurait :

« Lise !… Lise ! »



A suivre...