Chapitre VI

Chapitre VI

Sans une panne, sans un arrêt autre que celui nécessité par le dîner, vers sept heures, l’automobile du prince Ormanoff arrivait à la gare de Lyon un quart d’heure avant le départ du rapide qui devait emmener à Cannes les nouveaux époux.

Cette allure folle avait brisé et ahuri Lise, et ce fut presque comme une inconsciente qu’elle descendit de voiture et suivit son mari jusqu’au train, où les attendaient Vassili, le valet de chambre favori du prince, et Dâcha, la première femme de chambre de la défunte princesse Olga, qui passait maintenant au service de Lise.

Vaguement, la jeune princesse distingua une femme d’une cinquantaine d’années, maigre, au visage ridé, qui s’inclinait profondément pour lui baiser la main. Elle se laissa conduire au sleeping-car, déshabiller et coucher ; elle répondit machinalement aux offres de service de Dâcha : “Merci, je n’ai plus besoin de rien, je voudrais essayer de dormir…” Mais quand elle fut seule, le sommeil ne vint pas et elle passa une nuit fiévreuse, pleine d’angoisse, en se remémorant les incidents de la journée écoulée, l’attitude glaciale dont ne s’était pas départi le prince durant le reste du voyage, — il l’avait traitée visiblement comme un enfant en pénitence, — et surtout cette scène du cimetière, si cruelle ! Oh ! quel homme était-il donc, celui qui lui ordonnait d’oublier les morts et l’enlevait aux vivants sans lui permettre un adieu !

Elle était si défaite le matin, que Dâcha lui demanda avec inquiétude si elle était malade… Et cette même question sortit des lèvres de Serge, lorsque, une fois coiffée et habillée, elle le rejoignit dans le wagon-salon, où Vassili avait préparé le thé.

Très fatiguée, seulement, Serge. Je n’ai pas dormi une minute cette nuit.

Elle lui tendait la main, d’un joli geste timide et hésitant qu’il prit peut-être pour un geste de soumission, car sa physionomie si froide s’adoucit légèrement.

À qui la faute, méchante enfant ! Pourquoi n’avoir pas été plus raisonnable hier et m’avoir obligé à la sévérité ? Je pardonne aujourd’hui, mais n’oubliez pas cette leçon, Lise.

Il la baisa au front et la fit asseoir près de lui, tandis que Vassili servait le thé. Pendant le reste du voyage, il reprit l’attitude de condescendance à la fois dédaigneuse et légèrement caressante qu’il avait eue en général au cours de ses fiançailles. Hier, Lise était l’enfant insoumise que l’on punit, aujourd’hui c’était l’enfant sage et repentante, envers laquelle un maître magnanime voulait bien montrer quelque indulgence.

Mais, tout en forçant ses lèvres au sourire, Lise demeurait au fond du cœur mortellement triste, et cette impression ne fut pas modifiée par le soleil radieux, par la vue de la végétation méridionale, par la traversée des luxueux quartiers de Cannes dans la voiture qui attendait le prince et sa femme à la gare.

Cependant une exclamation admirative lui échappa à l’apparition de la merveille qu’était la villa Ormanoff.

Ma demeure vous plaît, petite Lise ? demanda Serge dont l’indéfinissable regard revenait sans cesse vers elle.

Oh ! beaucoup ! que c’est beau !… Je n’aurais jamais pensé qu’il existât quelque chose de semblable !

Vous êtes destinée à en être le plus charmant ornement, Lise.

Était-ce un compliment ? Rien, dans le ton froid ni dans la physionomie du prince, ne pouvait le lui faire croire. Il semblait plutôt lui tracer en quelques mots un programme.

La voiture s’arrêtait devant le double perron de marbre blanc, au pied duquel était rangée la domesticité, en très grande partie russe. Serge aida à descendre la jeune femme, qui jetait un regard effaré sur tous ces gens respectueusement courbés. Lui faudrait-il donc, en tant que maîtresse de maison, commander à tout ce monde ?

Brièvement, Serge lui nomma l’intendant, la femme de charge, le majordome, les principaux de ces serviteurs dont le maître lui-même ne connaissait pas au juste le nombre, qui le suivaient dans tous ses déplacements et s’augmentaient encore d’autres unités durant ses séjours en Ukraine, par suite de l’éloignement du domaine et de l’immensité du château qui exigeait un personnel énorme.

Cette formalité accomplie, le prince et Lise pénétrèrent dans le vestibule dont les délicates colonnes de marbre blanc disparaissaient presque sous les fleurs, et de là dans un salon où se tenaient trois personnes : une jeune femme et deux garçonnets de dix à douze ans.

Serge avait parlé comme d’une chose sans importance de la présence chez lui de sa sœur et de ses neveux. Il n’avait jamais été question que Mme de Rühlberg vînt assister à son mariage. Son frère semblait la considérer en quantité très négligeable, et Lise savait par sa belle-mère qu’elle était insignifiante, très apathique et d’assez faible santé.

Tout cela en effet se lisait sur la physionomie de la belle femme blonde, un peu forte, au teint trop blanc et aux yeux bleus hésitants et sans expression, que Serge présenta en ces termes :

Ma sœur, Lydie Vladimirowna, baronne de Rühlberg.

Lydie offrit à sa belle-sœur une main garnie de bagues étincelantes, en prononçant, d’une voix lente, quelques paroles de bienvenue, très banales, auxquelles Lise, malgré son émotion, n’eut pas de peine à répondre. Puis les deux enfants baisèrent la main de leur oncle et de leur nouvelle tante. L’aîné, un gros garçon blond et flegmatique, ressemblait à sa mère. Mais le petit Sacha était un joli enfant brun, frêle et un peu pâle, aux yeux gris intelligents et vifs, qui se fixèrent avec une naïve admiration sur la jeune princesse.

Venez vous reposer maintenant, Lise, dit le prince Ormanoff.

Comme elle se détournait pour obéir à cette invitation, elle se trouva en face d’une personne qui venait d’apparaître silencieusement, glissant sur l’épais tapis d’Orient. C’était une femme d’environ vingt-cinq ans, petite, maigre, légèrement contrefaite et vêtue d’une robe de soie noire toute unie. Une volumineuse chevelure d’un blond de lin, très souple et très soyeuse, couvrait sa tête, fort petite, et semblait l’obliger à la tenir penchée de côté. Le teint était blanc, couverte de taches de rousseur, les traits fins, bien formés, sauf le nez, trop mince. De longs cils blond-pâle se soulevèrent et Lise entrevit d’étranges prunelles jaunes, qui lui causèrent la plus désagréable impression.

Ah ! c’est vous, Varvara ! dit la voix brève de Serge… Lise, Varvara Petrowna Dougloff, ma cousine.

Lise lui tendit sa main, dans laquelle Varvara mit ses longs doigts aux ongles aigus, dont la vue rappela involontairement à la jeune femme les griffes d’un loup capturé un des hivers précédents aux environs de Péroulac. Elle remarqua en outre que Mlle Dougloff avait une attitude très humble, qu’elle tenait les yeux modestement baissés et qu’elle s’écarta aussitôt comme une ombre discrète, sans que son cousin parût songer à lui adresser un mot de plus.

Dâcha et Sonia, la seconde femme de chambre, attendaient leur jeune maîtresse dans l’appartement qui avait été celui de la première femme. Tentures et mobilier avaient été changés, mais ils étaient absolument semblables aux précédents. Le prince Ormanoff voulait sans doute que tout lui rappelât la défunte, autour de cette jeune femme qui était le vivant portrait d’Olga.

Reposez-vous, Lise, tâchez de dormir, dit-il en prenant congé d’elle. Nous dînons à huit heures. En vous éveillant à sept, il vous restera un temps suffisant pour vous habiller.

Quand les caméristes l’eurent revêtue d’une robe d’intérieur, Lise s’étendit sur une chaise longue, dans le salon qui précédait sa chambre et qui était, comme celle-ci, une merveille du luxe le plus délicat. Pourtant, combien cette atmosphère raffinée semblait lourde à la jeune femme ! Les chaînes d’or sont toujours des chaînes, et, déjà, elle sentait qu’elles l’enserraient impitoyablement.

Sa fatigue était telle qu’elle s’endormit presque aussitôt. Ce sommeil durait encore à sept heures, lorsque Dâcha entrouvrit doucement la porte pour informer sa jeune maîtresse qu’il était temps de songer à sa toilette.

Pauvre petite princesse, elle repose encore ! murmura-t-elle en s’adressant à Sonia qui se tenait derrière elle. Cela me fait de la peine de la réveiller. Elle était si fatiguée et si triste !… Tiens, regarde donc, Sonia, comme elle est jolie en dormant ! Quel cœur faut-il avoir pour tourmenter une mignonne colombe comme cela ?

Dâcha avait prononcé ces derniers mots dans un chuchotement, mais Sonia laissa échapper un geste d’effroi et un “chut” terrifié, en jetant un coup d’œil autour d’elle.

Marraine, soyez prudente ! Si on vous entendait !…

Elle avança un peu la tête, et regarda à son tour la dormeuse. Lise reposait dans une attitude charmante, en appuyant sa tête sur le délicat petit bras blanc qui ressortait de la large manche de précieuse dentelle. Ses cheveux sombres tombaient en deux longues nattes sur la robe flottante, en soyeuse étoffe blanche, que couvraient presque des flots de dentelle. Sa physionomie fatiguée s’était détendue sous l’empire du repos, un peu de rose montait à son teint satiné, d’une blancheur nacrée. Peut-être faisait-elle en ce moment quelque doux rêve, car ses petites lèvres s’entrouvraient légèrement, comme pour un sourire.

Elle est plus belle encore que la princesse Olga ! chuchota Sonia d’un ton admiratif.

C’est vrai. Mais elle souffrira davantage, dit Dâcha en hochant la tête.

Pourquoi, marraine ?

Parce qu’elle doit avoir plus d’âme. On voit cela dans ses yeux… Non, Sonia, je n’ai pas le courage de la réveiller maintenant ! Si elle fait un joli rêve, mieux vaut qu’elle le continue un peu, pauvre mignonne princesse. À sept heures et demie, nous aurons encore le temps de l’habiller, en nous dépêchant beaucoup.

Les deux femmes de chambre avaient disparu depuis un long moment, lorsqu’une porte s’ouvrit sans bruit, laissant apparaître le prince Ormanoff. Il était en tenue du soir, comme toujours pour le dîner, même en famille. Il s’arrêta à quelques pas de la chaise longue et, longuement, contempla Lise.

Il passa tout à coup la main sur son front et, tournant le dos, se mit à arpenter lentement le salon. Sur le tapis, son pas s’amortissait. De temps à autre, il jetait un coup d’œil sur la dormeuse, et ses sourcils avaient un froncement d’impatience. Il s’arrêta enfin dans une embrasure de fenêtre et se mit battre une marche légère sur la vitre, en pétrissant de son talon le tapis — signe de forte irritation.

Dâcha entra pour voir si la jeune femme était enfin éveillée. Mais elle s’éloigna aussitôt sur un geste impératif du prince.

Son Altesse n’a tout de même pas osé la réveiller ! murmura-t-elle à l’oreille de Sonia. Elle dort comme une petite bienheureuse ! Et lui attend…

Il attend ! Seigneur ! il saura bien lui faire payer cette patience-là, qui est trop étonnante chez lui pour ne pas cacher quelque chose !

Huit heures sonnèrent, et Lise dormait toujours. Sous le talon de Serge, un grand creux s’était formé dans la laine blanche du tapis semé de fleurs rosées.

C’est ridicule ! murmura-t-il tout à coup.

D’un pas résolu, il s’avança vers la chaise longue. Sa main se posa sur l’épaule de la jeune femme…

Lise ! appela-t-il.

Un sursaut la secoua. Ses paupières se soulevèrent et ses grands yeux apparurent, un peu vagues d’abord, puis effrayés en reconnaissant celui qui était là.

Vous oubliez l’heure, dit froidement Serge.

Elle se redressa vivement sur la chaise longue.

C’est vrai ?… Est-il très tard ?

Huit heures viennent de sonner.

Huit heures ! dit-elle d’un ton d’effroi. Pourquoi ne m’a-t-on pas réveillée ? Pardonnez-moi, Serge, mais…

Laissons cela et allez vite vous faire habiller. Pour ce premier jour j’accepte d’attendre. Mais ce n’est pas mon habitude, Lise.

Les femmes de chambre firent des prodiges de célérité et bientôt la jeune femme vint rejoindre son mari. Dans cette toilette du soir, d’un blanc crémeux, Lise, avec son visage reposé par le sommeil, était idéalement belle.

Serge l’enveloppa d’un long regard, et un sourire vint à ses lèvres en rencontrant les yeux, un peu inquiets, qui se levaient vers lui. Il prit la petite main tremblante et la posa sur son bras.

C’est très bien ainsi, Lise. Je ferai de vous la plus charmante des princesses et la plus parfaite des épouses.

Pendant le dîner, servi avec tous les raffinements imaginables, la conversation fut languissante. Le prince parlait peu, sa sœur également. Quant à Varvara, elle n’ouvrait pas la bouche et personne ne paraissait songer à lui adresser la parole. Toujours vêtue de la même robe noire montante, qui formait un sombre contraste avec les toilettes du soir que portaient Lise et Mme de Rühlberg, elle semblait un personnage très terne et gardait une attitude tout à fait effacée. Une fois seulement, Lise rencontra son regard, et ces yeux bizarres lui firent une impression si singulière qu’elle vit avec plaisir les longues paupières de Varvara demeurer retombantes tout le reste de la soirée.



A suivre...

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