Chapitre X

Chapitre X

Ma tante, voulez-vous me permettre d’aller avec vous ?

C’était Sacha qui adressait cette demande à Lise, en la rencontrant dans un corridor du château, toute prête pour faire une courte promenade dans le parc.

Elle répondit affirmativement, et bientôt tante et neveu s’engagèrent dans une allée.

Sacha bavardait. Il racontait qu’Ivan Borgueff, le sommelier, avait bu plus que de raison hier soir et qu’il disait toutes sortes de choses étranges. Lui, Sacha, avait entendu par hasard.

Il racontait qu’il savait un secret qui pourrait faire jeter en prison une parente du prince Ormanoff. Mais celui-ci lui avait ordonné de se taire, et il obéissait. Pourtant, il savait très bien qui avait disjoint les marches de la vieille tour, pour que la jolie comtesse fît une chute terrible. Je suis resté un moment pour tâcher de savoir de qui il voulait parler. Mais il ne prononçait pas de nom… C’est égal, si mon oncle apprend cela, je crois qu’Ivan ne sera pas long à déguerpir !

Tour en causant, ils avaient fait une bonne petite traite. Lise dit tout à coup :

C’est assez ! il est temps de retourner. Nous sommes même allés trop loin, Sacha, car votre oncle nous avait bien défendu de nous éloigner, à cause des loups qui commencent à se rapprocher.

Ils rebroussèrent chemin. Devant eux, venant en sens inverse, s’avançait un homme portant la tenue des gardes forestiers du prince Ormanoff. Lorsqu’il fut à quelques pas de la princesse et de Sacha, il enleva son bonnet de fourrure.

Qu’avez-vous ? s’exclama Lise.

Le visage de l’homme était traversé de lignes rouges et gonflées et ses paupières meurtries semblaient avoir peine à se soulever.

Ce n’est rien, Altesse. J’ai effrayé sans le vouloir le cheval du prince, qui a failli le désarçonner. Alors j’ai reçu quelques coups de cravache…

Oh ! pauvre homme ! murmura Lise avec un geste d’horreur.

Dans les yeux bleus du garde, il y avait une résignation paisible, mais un pli amer et douloureux se dessinait au coin de ses lèvres.

C’est dur tout de même, pour si peu, murmura-t-il.

Cela vous fait beaucoup souffrir ? demanda Lise en l’enveloppant de son doux regard compatissant.

Assez, oui, Altesse. Mais je rentre tout de suite, ma femme va me mettre quelque chose dessus et ce sera vite fini.

Est-ce que vous avez des enfants ?… Deux ?… Si je le pouvais, j’irais les voir. J’aime beaucoup les enfants. J’essaierai, un de ces jours, si vous ne demeurez pas trop loin.

Non, ce n’est pas très loin. Merci, Altesse, dit-il d’un ton ému.

Il s’éloigna et Lise se remit en marche. Une indignation douloureuse gonflait son cœur ; Elle aurait voulu pouvoir, tout au moins, réparer quelque peu les impitoyables procédés de ce maître cruel. Mais elle n’était pas libre, elle n’avait pas d’argent à sa disposition, et, si elle voulait se rendre un jour chez ces pauvres gens, il lui faudrait demander une permission qui serait certainement refusée.

Voilà mon oncle ! dit tout à coup Sacha.

Lise eut un léger tressaillement. Il lui était affreusement pénible de le voir, tandis qu’elle était encore sous le coup de cette émotion indignée qu’elle ne pouvait lui exprimer.

Il s’avançait rapidement. Sans doute venait-il de descendre de cheval, car il avait encore sa cravache à la main. Du premier coup d’œil, Lise et Sacha virent que sa physionomie était à l’orage. Et le petit garçon murmura craintivement :

Surtout, il ne faut rien dire, ma tante ! Nous serions battus aussi !

Ne vous avais-je pas défendu de vous éloigner ainsi, Lise ? fit froidement Serge en s’arrêtant près de sa femme.

C’est vrai, Serge, j’ai eu tort. Nous l’avons fait sans y penser, je vous assure.

Et que faisiez-vous arrêtée près de cet homme ?

Les lèvres de Lise tremblèrent un peu.

Je lui demandais ce qu’il avait au visage… Et il m’a dit… Oh ! Serge !

Ses beaux yeux pleins de reproche et de tristesse se levaient vers lui. Et ils étaient si limpides qu’on pouvait y lire aussi toute l’horreur qui remplissait l’âme de Lise pour cet acte cruel.

Un éclair passa dans le regard de Serge.

Je vous interdis de vous mêler de cela ! dit-il durement. Je châtie qui il me plaît et comme il me plaît, sans permettre à quiconque de me blâmer. De plus, je ne souffrirai pas que vous témoigniez à ces gens de la sympathie ou de la pitié ! C’est là encore une preuve de cette sensiblerie dont vous me semblez largement pourvue… Va-t’en, Sacha… Non, attends. C’est toi, paraît-il, qui as cassé hier l’orchidée jaune, dans le jardin d’hiver ?

L’enfant devint pourpre et baissa la tête en murmurant :

Oui, mon oncle.

Mais c’est surtout ma faute, dit vivement Lise. J’avais manqué tomber, je me suis retenue à lui, qui a perdu à son tour l’équilibre et est tombé sur la fleur. Ne vous a-t-on pas raconté cela ainsi, Serge ?

Certainement. Mais il a toujours été interdit à Hermann et à Sacha d’entrer dans le jardin d’hiver…

Il venait m’apporter mon mouchoir, que j’avais perdu dans le salon. Je l’ai gardé près de moi un petit moment, sans y penser, vraiment !

Il riposta d’un ton de froide ironie :

De tout cela, il résulterait en bonne justice que vous aussi méritez une punition. Je vous en fais grâce cependant, Sacha l’aura à votre place… Rentre, Sacha, et préviens Yégor qu’il ait à te donner, ce soir, vingt coups de verge.

Sacha pâlit ; mais, inclinant la tête, il s’éloigna sans protester.

Une exclamation d’effroi indigné avait jailli des lèvres de Lise :

Serge, vous ne ferez pas cela !… Ce serait trop injuste !… et trop cruel !

Vous n’avez pas à juger mes actes, dit-il froidement. Je ne vous le permettrai jamais, Lise.

En un mouvement presque inconscient, elle posa ses mains frémissantes sur le bras de son mari.

Serge, ne faites pas cela ! L’enfant est nerveux et délicat !… Et c’est ma faute, je vous le répète ! Punissez-moi à sa place… Faites-moi châtier si vous le voulez. Je ne crains pas la souffrance… mais je ne puis supporter voir souffrir autrui !

Une supplication ardente s’échappait de ses yeux pleins de larmes. D’un geste presque violent, Serge secoua son bras pour en détacher les petits doigts crispés.

Assez, Lise ! Votre sensibilité est insupportable, il est bon qu’elle soit battue en brèche, je m’en aperçois. Rentrez maintenant… et n’oubliez pas que nous avons une partie de patinage cet après-midi.

Il s’éloigna dans une allée transversale. Aux oreilles de Lise parvint le sifflement de sa cravache frappant les branches dénudées des arbustes. Sans doute avait-il bonne envie d’infliger le même traitement à la jeune femme qui se permettait de le blâmer.

Elle revint machinalement vers le château. Son âme si douce se soulevait de colère et d’indignation, en même temps que de chagrin. Pauvre petit Sacha, un peu étourdi peut-être, mais si bon et si franc ! Déjà, sa mère montrait ouvertement sa préférence pour Hermann, si lourd pourtant, si peu intelligent, mais sournois et flatteur. Il ne manquerait plus maintenant que son oncle, lui aussi, le prît en grippe !

Serait-ce parce que Lise lui témoignait de l’affection, et imaginait-il de la faire souffrir en tourmentant cet enfant !

Quel être odieux était donc ce prince Ormanoff ?

Quand elle eut retiré ses vêtements de sortie, elle se dirigea vers l’étage supérieur. Dâcha lui avait appris que Madia était malade, et elle voulait aller la visiter. Ce devoir de charité la forcerait d’ailleurs à faire trêve à ses pénibles préoccupations et à l’angoisse que lui donnait la pensée du châtiment injuste préparé à Sacha.

Que vous êtes bonne de venir me voir, ma douce princesse ! dit la vieille niania en lui baisant les mains. Mais vous êtes bien pâle… et vous semblez triste. On dirait que vous avez pleuré.

La jeune femme ne répondit pas et essaya de sourire. Mais Madia hocha la tête.

Non, vous ne pouvez pas… La princesse Olga souriait toujours, elle, devant “lui”. Mais elle a pleuré quelquefois quand elle était seule. Pas très souvent, pourtant… Ce fut surtout après la naissance du petit Volodia. Elle aurait voulu s’occuper de lui comme font les autres mères. Mais chez les Ormanoff, l’enfant, quand c’est un fils, est soustrait aussitôt à l’influence maternelle. Elle avait la permission de le voir seulement une fois par jour. Quand il était malade, elle ne pouvait pas le soigner. Heureusement, sa nature n’était pas très sensible. Mais elle souffrait un peu quand même, car elle aimait bien son petit enfant, — pas au point, pourtant, de résister à son mari, car, lui, elle l’aimait plus que tout.

Elle le craignait surtout, je pense ! murmura amèrement Lise. Aimer cet implacable tyran, ce cœur de marbre ? Qui donc en aurait été capable ?

Oh ! oui, elle le craignait ! Cependant, il était bon pour elle… Pourquoi me regardez-vous comme cela, Altesse ? Il était bon, je vous assure, et la princesse Olga n’a pas souffert comme vous pourriez le croire. Sa nature passive s’accommodait très bien de la soumission passive et du genre d’affection que lui accordait son mari. Elle n’aurait pas entrepris la moindre chose de son propre chef, elle cherchait toujours dans ses yeux une approbation. C’était un bon ménage, Altesse.

Pourquoi donc cette vieille femme lui racontait-elle tout cela ? Qu’avait-elle besoin de savoir que la première femme avait été une parfaite esclave ? Elle, Lise, n’avait aucune velléité de l’imiter ! Elle était toujours prête pour la soumission due à l’époux, mais en conservant sa dignité de femme et sa liberté de conscience tout entière.

Je vais vous dire au revoir, Madia. Il est temps que je m’habille pour le déjeuner.

Oui, allez, ma princesse. Me voilà contente pour la journée, rien que de vous avoir vue. C’est du ciel que vous avez dans les yeux, ma belle princesse. Mais ne les faites pas pleurer, ne vous tourmentez pas… Écoutez que je vous dise un secret. La vieille niania sait bien des choses, elle a vu et entendu… Le grand-père de notre prince était un homme terrible, jaloux comme plusieurs Turcs réunis, dur comme toutes les glaces de notre pays. Après avoir fait mourir sa femme de chagrin, il obligea ses filles à des mariages qui leur déplaisaient, et tourmenta son fils Vladimir parce que celui-ci, qui était bon et plus affectueux que ne le sont en général les Ormanoff, témoignait à sa femme une certaine considération. Le prince Vladimir mourut très jeune, et son père éleva lui-même le petit prince Serge. Il l’éleva selon ses idées, c’est-à-dire qu’il lui enseigna d’abord la dureté de cœur, l’orgueil de sa supériorité masculine, le mépris et l’asservissement de la femme. Sa pauvre mère n’avait la permission de le voir que de temps à autre, toujours en présence du grand-père, et elle ne pouvait lui donner aucune caresse. C’est ainsi que son orgueil naturel se développa, c’est ainsi que s’endurcit son cœur… son cœur qui était naturellement bon, et tendre même, Altesse !

Lise ne put retenir un geste et une parole de véhémente protestation.

Oh ! Madia !

Les petits yeux bleu pâle de la vieille femme clignotèrent, un sourire mystérieux entrouvrit ses lèvres.

Il n’est pas mort, Altesse ; il revivra… Oui, oui, je comprends, Votre Altesse me prend pour une folle. Mais je sais ce que je dis. Je le connais, mon beau prince. Il n’y a même que moi qui le connaisse, ici. Soyez courageuse, ma princesse ; ayez patience, et vous verrez.

Les yeux de Madia brillaient, et Lise songea qu’elle devait avoir une forte fièvre pour divaguer ainsi.

Elle s’éloigna en disant qu’elle reviendrait la voir le lendemain. Comme elle atteignait la porte, elle entendit la vieille femme qui murmurait :

Vous n’êtes pas la princesse Olga, vous… Oh ! non !

Elle se détourna vivement.

Pourquoi dites-vous cela ? et de la même manière que Mlle Dougloff ?

Ah ! elle vous l’a dit aussi ? Oui, elle a dû s’en apercevoir aussitôt. Le prince ne lui adresse peut-être pas dix mots dans l’année, et pourtant elle le connaît presque aussi bien que moi. Sous ses paupières baissées, elle voit tout, elle devine tout. Ma douce petite princesse, elle sait certainement déjà un secret que vous ignorez encore, — un beau secret qui vous donnera le bonheur. Mais, à cause de cela, prenez garde ! Elle haïssait déjà la princesse Olga, que sera-ce de vous !

Pourquoi me haïrait-elle ? s’écria Lise d’un ton stupéfait. Je ne lui ai jamais rien fait, je lui parle même chaque fois que je le peux, car je trouve fort triste que, parce qu’elle est une parente pauvre, on la laisse ainsi à l’écart.

Et bien l’on fait ! dit Madia en étendant la main. À la place du maître, je l’aurais depuis longtemps envoyée ailleurs. Voyez-vous, moi, j’ai une idée… Mais je ne peux pas le dire, parce que ce n’est rien qu’une idée… Pourquoi elle vous hait ? Parce qu’elle est une louve, et vous, une agnelle du bon Dieu. Parce que, surtout… vous êtes la femme du prince Ormanoff. Défiez-vous d’elle… Et ne le craignez pas trop, lui. Croyez-en la vieille Madia, Altesse : quand vous aurez quelque chose à lui demander, faites-le hardiment, et vous obtiendrez tout.

Décidément, Madia avait une forte fièvre, ou bien son cerveau se dérangeait, — ce qui n’avait rien d’étonnant, vu son grand âge.

Je tâcherai d’en parler au docteur Vaguédine, songea Lise en regagnant son appartement.

Il y avait en ce moment à Kultow deux hôtes : un diplomate autrichien, fanatique de chasse, et un parent éloigné du prince Ormanoff ; le comte Michel Darowsky, capitaine aux gardes à cheval. Pendant le déjeuner, tous deux observèrent que la jeune princesse, à laquelle ils témoignaient une courtoisie empressée et une discrète admiration, avait un teint bien pâle ce matin et un cerne profond autour de ses beaux yeux, plus tristes que jamais. De même, il leur fut impossible de ne pas remarquer la mine sombre du prince Serge, et le pli dur qui barrait son front. La conversation se traînait, malgré les efforts de tous, et en particulier de Lydie qui secouait quelque peu son apathie en l’honneur de son cousin Michel. Le prince dédaignait aujourd’hui de s’y mêler autrement que pour prononcer quelques phrases laconiques, et cela seul suffisait pour jeter un froid sur tous les convives.

Il a dû encore tourmenter cette merveilleuse petite princesse ! murmura le diplomate à l’oreille du comte Darowsky tout en allumant un cigare, tandis que tous se réunissaient après le déjeuner dans le jardin d’hiver que des glaces sans tain séparaient du grand salon Louis xvi.

Probablement ! Il est odieux ! Une si délicieuse créature, et si jeune, si touchante !… Tenez, regardez-moi cela. Elle nous a pourtant dit l’autre jour, devant lui, que fumer lui était désagréable !

Serge venait d’allumer une cigarette et la présentait à sa femme. Elle esquissa un geste de refus. Mais lui, tranquillement, la mit entre les petites lèvres roses. Et Lise n’osa l’enlever dans la crainte de quelque scène. Chaque fois que cette fantaisie avait pris à Serge, elle avait dû céder, se réservant la résistance pour des motifs plus graves. Mais quelque chose se révoltait toujours au fond d’elle-même lorsqu’elle devait se plier à ce caprice despotique.

Aujourd’hui, il ne prolongea pas son ennui. À peine lui-même avait-il tiré quelques bouffées de sa cigarette qu’il se leva, en disant que l’heure était venue de s’habiller pour le patinage. Aussitôt chacun s’ébranla. Lise et lui sortirent les derniers du salon et montèrent ensemble l’escalier.

Au premier étage, Serge se dirigea vers son appartement. Lise demeura un moment immobile, indécise, le cœur battant. Il lui venait l’idée folle, mais irrésistible, de lui demander encore la grâce de Sacha.

Folle, oui, après la façon dont il l’avait traitée ce matin, après l’attitude qu’il avait eue pendant le repas. Mieux vaudrait supplier ces murs de pierre que cet homme impitoyable.

Et pourtant, pourtant !… Les étranges paroles de Madia bourdonnaient à ses oreilles…

Elle s’élança tout à coup et rejoignit le prince comme il ouvrait la porte de son appartement.

Serge, pardonnez-moi !… mais je voudrais vous supplier encore pour Sacha !

Elle ne recula pas devant la lueur irritée du regard, ni devant le geste de colère…

Voulez-vous donc me pousser à bout, Lise ? Faut-il, pour vous contenter, que je fasse doubler la punition ?

Serge !… Oh ! ne soyez pas cruel ! Accordez-moi sa grâce, je vous en prie ! Tenez ! je vous la demande à genoux !

Elle se laissait glisser à terre, en levant vers lui ses mains jointes et ses grands yeux implorants et douloureux.

Il se baissa vivement, lui prit les mains et la releva.

Assez ! assez ! Lise ! Je vous l’accorde… je vous accorde tout ! Mais allez-vous-en ! Vous me rendez fou !

Repoussant doucement la jeune femme, il entra chez lui, en fermant la porte avec violence.

Elle resta pendant quelques minutes abasourdie, tout autant de sa victoire que des étranges manières de Serge. Puis elle revint bien vite chez elle et fit appeler Sacha pour lui donner l’heureuse nouvelle.

Oh ! ma tante, vous avez osé !… Ce n’est pas ma tante Olga qui aurait fait cela ! Mais jamais je n’aurais cru que mon oncle céderait !… Merci, ma tante Lise, ma jolie tante !

Tout émue de sa reconnaissance, elle l’embrassa et le renvoya. Puis, le cœur plus léger, elle se laissa habiller par Dâcha. Celle-ci la revêtit d’une robe de drap blanc qui découvrait ses petits pieds, et du vêtement de renard blanc qu’elle portait le jour de son mariage. Une toque semblable, ornée d’une aigrette, fut posée sur ses cheveux. Et ce fut en toute vérité que le comte Darowsky put murmurer d’un ton d’enthousiasme contenu, en l’aidant à monter en traîneau :

Vous êtes la reine des neiges, princesse !

Au dernier moment, Vassili était venu prévenir que le prince Ormanoff ne pouvait accompagner ses hôtes aujourd’hui. Ce brusque changement d’idées étonna quelque peu, étant donné que c’était lui-même qui avait parlé aujourd’hui de patinage et avait pressé pour qu’on s’habillât.

Capricieux comme une jolie femme, notre hôte ! dit Michel Darowsky à l’Autrichien, assis dans le même traîneau que lui.

Oui, il l’est même pour deux, car je suis bien certain que la princesse Ormanoff n’a pas ce défaut-là.

Elle ! Oh ! c’est une sainte ! on le voit dans ses yeux… Une sainte et une martyre, peut-être !

Mon cher comte, un conseil : ne laissez pas trop paraître votre chevaleresque admiration. Le prince Ormanoff est ombrageux comme un Oriental.

Je ne l’ignore pas. Mais, en vérité, personne ne pourrait s’offenser de l’admiration respectueuse qu’inspire la princesse Lise !

On ne sait jamais, avec un homme de cette trempe ! Il suffirait qu’une lubie lui traversât l’esprit.

Le lieu choisi était un lac de grande étendue, enchâssé dans des forêts de sapins couvertes de neige. Sur le bord se dressait un chalet du plus pur style norvégien, où des domestiques tenaient à la disposition des hôtes du prince Ormanoff des grogs chauds, du thé et des pâtisseries.

Quand Lise eut chaussé ses patins, le comte Michel lui offrit sa main et tous deux s’élancèrent sur la glace. La jeune princesse, si souple et si légère, patinait à ravir. Pour un instant, elle oubliait sa tristesse et se laissait aller au plaisir de glisser sur cette glace superbe, dans ce décor immaculé qu’éclairaient de pâles rayons de soleil.

Une forme masculine se dressa tout à coup près d’elle.

À mon tour de vous servir de cavalier, Lise, dit la voix du prince Ormanoff.

Elle eut un sursaut de surprise et serait tombée si le comte ne l’avait retenue.

Serge !… Je croyais que vous ne deviez pas venir !

On ne sait jamais, avec moi… Michel, allez donc délivrer cette pauvre Lydie qui n’ose lâcher le piètre patineur qu’est le comte Berkerheim. Ce sera œuvre de charité.

Le comte Darowsky eut un léger froncement de sourcils. Le ton sardonique de son cousin laissait supposer une intention blessante. Il retint pourtant le mot un peu vif qui lui venait aux lèvres, et, s’inclinant devant Lise, il se dirigea vers l’endroit où évoluaient Mme de Rühlberg et le diplomate autrichien.

Serge prit la main de sa femme, et tous deux s’élancèrent sur la glace. Lise put constater aussitôt qu’il était un incomparable patineur. Entraînée par lui, elle accomplissait de véritables prouesses… Et il l’emmenait loin, très loin, jusqu’à l’extrémité du lac, comme s’il eût souhaité soustraire à tous les yeux la délicieuse reine des neiges.

Elle se sentait très lasse, mais n’osait lui demander de s’arrêter. Pourtant sa vue se brouillait, et tout à coup, un vertige la saisit.

Serge !… je tombe !

L’élan était donné, il fallut toute l’adresse du prince pour s’arrêter presque aussitôt. D’un mouvement instinctif, Lise, défaillante, s’appuyait contre sa poitrine, se retenait à son cou… Et, pour la première fois de sa vie, elle était en proie à une hallucination : elle sentait des baisers sur son visage, elle entendait une voix anxieuse qui murmurait : “Lise !… ma Lise !” Pendant quelques secondes elle ressentit une impression de repos, de tranquille et confiant bien-être. Puis, tout se noya dans l’ombre, elle perdit complètement connaissance.

Quand elle revint à elle, elle se trouvait dans le chalet, étendue sur un divan. Vers elle se penchait Mme de Rühlberg, un flacon de sels à la main… Et un peu plus loin le prince Serge se tenait debout, les bras croisés, avec son visage rigide des plus mauvais jours.

Là, c’est fini, dit Lydie d’un ton de soulagement. Un verre de thé bien chaud, maintenant, et vous serez tout à fait remise.

Vous allez la ramener à Kultow, Lydie. Mais tant que vous ne serez pas parvenue à dompter ces ridicules faiblesses, Lise, vous vous abstiendrez de patinage.

Et, tournant les talons, le prince Ormanoff sortit du chalet.

Il est très mécontent ! chuchota Mme de Rühlberg. Songez donc, il a été obligé de vous ramener dans ses bras depuis l’extrémité du lac ! Si fort qu’il soit, et si peu que vous pesiez, c’était difficile quand même. Puis, pour un homme vigoureux et plein de vie comme lui, il est irritant d’avoir une femme qui se pâme pour un rien et qui gêne toutes les parties.

C’était la première fois que Lydie prononçait de semblables paroles. Elle, si apathique en général, était aujourd’hui visiblement furieuse d’avoir à quitter le patinage.

Le pâle visage de Lise se couvrit de rougeur.

Je ne veux gêner personne ! dit-elle vivement. Je retournerai seule à Kultow, et désormais, je vous laisserai faire vos parties en paix ! Allez, allez, Lydie. Quand je me sentirai un peu moins faible, Thadée m’aidera à gagner le traîneau.

Et Serge me fera une scène terrible. Merci bien ! J’aime encore mieux me priver du plaisir que je me promettais pour une bonne heure encore. Mais je me demande pourquoi, au lieu de vous renvoyer tout de suite, Serge ne vous laisse pas tranquillement ici. On dirait qu’il a hâte de se débarrasser de vous !

Lise ne répliqua rien et abaissa ses paupières sur ses yeux fatigués. Elle se sentait en ce moment si lasse et si faible qu’il lui semblait voir la mort toute proche. Quelle délivrance ! Et personne ne la pleurerait, sauf peut-être Sacha, ses femmes de chambre et la vieille Madia. Le prince Ormanoff serait le premier à se réjouir de cette solution, puisqu’il devait juger impossible maintenant de pétrir à son gré cette jeune rebelle, et qu’il ne pouvait supporter une femme malade — même lorsqu’elle ne l’était devenue que par sa faute.



A suivre...

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