Chapitre II

Chapitre II

La chasse s’achevait. Le cerf, forcé près du carrefour des Trois-Hêtres, gisait maintenant sans vie, et le premier piqueur présentait sur sa cape le pied de la victime à une grande dame anglaise que les Cérigny comptaient au nombre de leurs hôtes.

Cela ne vaut pas vos chasses de l’Ukraine, prince ? demanda Robert de Cérigny, fils aîné des châtelains, en s’adressant à celui des chasseurs que le hasard de la poursuite avait amené près de lui, au moment de l’hallali.

Celle-ci m’a fort intéressé, je vous assure. La chasse, sous quelque forme que ce soit, est ma passion.

Celui qui parlait ainsi était un homme de vingt-huit à trente ans, dont la haute taille ne semblait pas exagérée en raison de l’harmonie de ses formes et de la souple élégance de toute sa personne. Une légère barbe blonde terminait son visage aux traits fermes, d’une singulière énergie. La bouche était dure, le front hautain, les gestes gracieux et souples, très slaves. Mais les yeux surtout frappaient aussitôt dans cette physionomie. De quelle couleur étaient-ils ? Bleus ? Oui, on l’aurait dit un moment. Puis, tout à coup, on les aurait déclarés verts, d’un étrange vert changeant, mystérieux et troublant. D’autres fois, on les avait vus noirs, — cela dans les très rares moments où, en public, le prince Ormanoff avait laissé paraître quelque irritation.

En tout cas, c’était un énigmatique regard, très froid, dédaigneux et sans douceur, mais fascinant par son étrangeté même et par l’intelligence rare qui s’y exprimait.

Très chic, ce prince Ormanoff ! Mais je doute que sa femme ait été heureuse ! chuchota une jeune femme à l’oreille de sa voisine, une noble russe, relation d’hiver des châtelains, tandis que cavaliers et voitures se dirigeaient vers un grand pavillon de chasse où devait être servi le lunch.

Mais détrompez-vous ! Il était parfaitement bien avec elle, la comblait de bijoux et de toilettes, la menait constamment dans le monde et ne la quittait guère. Seulement il exigeait qu’elle n’eût pas d’autre volonté que la sienne, d’autres idées et d’autres goûts que les siens.

Eh bien ! si vous trouvez ça amusant !

Cela dépend des caractères. Olga Serkine, qu’il avait épousée à seize ans, était une petite créature passive, très éprise de son mari, je crois, et complètement dominée par lui. Il me semble qu’elle n’a pas dû souffrir de ce despotisme.

Était-elle jolie ?

Admirable ! Elle tenait d’une aïeule circassienne une beauté telle qu’on en rencontre bien peu de par le monde.

Et comment est-elle morte ?

Je ne sais pas au juste… Un accident dans le domaine que le prince possède en Ukraine. Elle périt, et avec elle son unique enfant.

Et le mari ne fut pas désespéré ?

Désespéré, lui ! Peut-être a-t-il éprouvé quelque émotion, — je veux du moins l’espérer, — mais j’ai ouï dire qu’il n’avait jamais eu à ce moment un autre visage que celui que vous lui voyez aujourd’hui. Certainement, il manque un organe à cet homme-là : c’est le cœur. Tous ceux qui l’ont connu sont unanimes à le dire.

C’est dommage, car autrement il est remarquable. Je l’ai entendu causer, il est étonnamment intelligent et érudit. Croyez-vous qu’il songe à se remarier ?

Je l’ignore. Il lui faudrait en ce cas tomber sur une seconde Olga, car autrement, hum !… je crois que le ménage ne marcherait pas longtemps, avec une pareille nature. Malgré tout, il se trouverait quand même bien des femmes qui accepteraient sa demande, éblouies par son titre, sa haute position sociale, ses immenses richesses et cette existence de luxe raffiné qui est la sienne. J’avoue que, pour ma part, tout cela n’aurait pas compensé l’esclavage dans lequel était tenue la princesse Olga. L’âme rude des vieux Moscovites s’unit chez cet homme au despotisme oriental. Pour lui, — je le lui ai entendu déclarer un jour, — la femme est un être très inférieur, un joli objet que l’on pare pour le plaisir des yeux, que l’on place dans sa demeure comme on le ferait d’une belle statue ou d’une œuvre d’art remarquable, et qui doit posséder toute la souplesse et l’humilité nécessaires pour plier sans un murmure sous la volonté et les caprices de son seigneur et maître. Mais ne lui parlez jamais, je ne dis pas des femmes savantes, — grands dieux ! — mais simplement d’une femme bien instruite, quelque peu intellectuelle, ayant des idées personnelles, se prétendant non semblable à l’homme, mais différente, et son égale pourtant.

Savez-vous qu’il est effrayant, votre compatriote, comtesse ! Brr ! ce n’est pas moi qui lui chercherai une seconde femme !… Les Cérigny l’ont connu à Cannes, n’est-ce pas ?

En effet. Il possède là-bas une merveilleuse villa où, du temps de la princesse Olga, il donnait des fêtes inoubliables. Il vit là avec sa sœur, la baronne de Rühlberg, veuve d’un diplomate allemand, les deux fils de celle-ci, plus une cousine pauvre, personnage terne qui fait partie du mobilier des différentes résidences du prince Ormanoff.

En causant ainsi, les deux amazones arrivaient près du pavillon de chasse, coquette bâtisse Louis xv autour de laquelle se groupaient les invités descendant de cheval ou de voiture. Le prince Ormanoff venait de mettre pied à terre, et, jetant la bride de son cheval à un piqueur très empressé, — on savait le noble étranger très généreux, — s’arrêtait un instant en promenant autour de lui un regard à la fois investigateur et indifférent.

Ce regard s’immobilisa tout à coup. Il venait de rencontrer, au milieu d’un groupe, la maigre silhouette de Mme de Subrans, et, près d’elle, le ravissant visage de sa belle-fille.

La vicomtesse et Lise étaient arrivées un peu en retard et avaient rejoint en forêt les autres équipages. On les regardait beaucoup, car depuis des années Mme de Subrans ne sortait plus et n’entretenait avec les châtelains du voisinage que des relations espacées. Mais, surtout, la beauté de Lise excitait l’intérêt et l’admiration.

Est-ce que je rêve ? murmura la comtesse Soblowska à l’oreille de sa voisine. Je vois là une toute jeune fille qui ressemble extraordinairement à la défunte princesse Ormanoff.

C’est Mlle de Subrans. Sa mère était russe, comme sa belle-mère, du reste. Je crois que leur nom était Zoubine.

Zoubine ? En effet, deux comtesses Zoubine, deux cousines, ont épousé successivement un Français… Mais alors, ces dames seraient cousines du prince Ormanoff ?… Et, j’y pense, cette ressemblance s’explique ! Olga Serkine était fille d’une Zoubine.

Voyez, il se dirige vers elle. Une pareille ressemblance doit l’émotionner, cependant !

Mais le plus perspicace des observateurs n’aurait pu saisir aucune impression de ce genre sur le visage impassible du prince Ormanoff, tandis qu’il s’avançait vers Mme de Subrans.

La vicomtesse, en tournant la tête, l’aperçut tout à coup à quelques pas d’elle. Une teinte un peu verdâtre couvrit son visage, sur lequel courut un frémissement, et pendant quelques secondes une lueur d’effroi parut dans son regard.

Vous ne vous attendiez pas à me rencontrer ici, Catherine Paulowna ? dit-il en la saluant.

Elle balbutia :

En effet, j’ignorais que vous fussiez en villégiature dans ce pays.

Je suis depuis cinq jours l’hôte du marquis de Cérigny… Voulez-vous me présenter votre belle-fille ?… Car je suppose que j’ai devant moi la fille de Xénia Zoubine ?

Ses yeux s’abaissaient sur Lise, toute délicate et si exquise dans sa toilette de drap souple, d’un bleu doux. La jeune fille frémit sous ce regard étrange, indéfinissable, où n’existaient ni admiration ni douceur, mais seulement la satisfaction de l’homme qui a trouvé enfin l’objet rare longtemps cherché.

La teinte verdâtre s’accentua sur le visage de Catherine, tandis qu’elle répondait d’une voix presque éteinte :

Oui, c’est la fille de Xénia… Lise, ton cousin, le prince Serge Ormanoff.

Le prince prit la petite main que Lise, glacée à sa vue, ne songeait pas à lui offrir et la porta à ses lèvres. Mais il s’inclinait à peine, et ce geste, chez lui, était accompli avec une telle hauteur, une si visible condescendance, qu’il perdait toute sa signification habituelle de courtoisie respectueuse ou affectueuse, selon les cas.

J’ai beaucoup connu votre mère, ma cousine. Elle venait passer souvent les vacances à Kultow, mon domaine de l’Ukraine, alors que j’étais un très jeune garçon. Ce fut même là que furent célébrées ses fiançailles avec le vicomte de Subrans.

Et, sans attendre une réplique que Lise, complètement raidie par une étrange timidité, aurait eu grand-peine à trouver, il s’éloigna pour rejoindre M. de Cérigny qui discutait avec quelques-uns de ses hôtes sur les péripéties de la chasse.

Maman, vous ne m’avez jamais parlé de ce cousin ? murmura Lise.

Elle levait les yeux vers sa belle-mère. Et elle s’effraya à la vue de ce visage altéré.

Qu’avez-vous ? Êtes-vous souffrante, maman ?

Oui, un peu… Mes palpitations me reprennent. Nous ferions mieux de rentrer, je crois.

Elles prirent hâtivement congé de Mme de Cérigny, qui les reconduisit à leur voiture en leur exprimant tous ses regrets. Le prince Ormanoff les regarda partir et les suivit quelques instants des yeux, tandis que l’équipage s’éloignait.

Cette jeune fille — cette fillette plutôt — est déjà idéale ! fit observer quelqu’un près de lui.

C’est exact, dit-il froidement.

Et il se dirigea vers l’entrée du pavillon de chasse, suivi par de nombreux regards, car ce grand seigneur slave, de si haute mine et de physionomie si énigmatique, excitait la plus vive curiosité chez les invités du marquis de Cérigny.

Dans la voiture qui emportait les habitantes de la Bardonnaye vers leur demeure, Lise examinait avec un peu d’anxiété le visage de sa belle-mère. Mme de Subrans avait déjà eu quelques petites crises cardiaques, et le médecin avait prescrit d’éviter les fortes émotions.

Mais quelle émotion avait-elle pu éprouver aujourd’hui ? Ce prince Ormanoff, dont elle n’avait jamais parlé à ses enfants, devait être presque un étranger pour elle… À moins qu’il ne lui rappelât quelques souvenirs pénibles. Lise savait que sa belle-mère avait perdu ses parents et un frère unique, alors qu’elle était déjà jeune fille. Peut-être Serge Ormanoff se trouvait-il présent au moment de ces malheurs, sur lesquels Catherine ne s’étendait pas en longs détails.

Mme de Subrans, levant tout à coup les yeux, rencontra le regard inquiet de Lise.

Ne te tourmente pas, mon enfant, dit-elle de la même voix éteinte qu’elle avait tout à l’heure en répondant au prince. Ce ne sera rien. Je n’étais déjà pas très bien ce matin, j’aurais dû m’abstenir…

Mais oui, maman ! Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? Il aurait été bien plus raisonnable de rester tranquillement à la maison.

Certainement, si j’avais pu prévoir…

Ses mains maigres frémirent, et un tremblement agita ses lèvres.

Lise ne s’en aperçut pas, et se rassura en voyant qu’à l’arrivée au logis Mme de Subrans avait presque repris sa mine habituelle, sauf un cerne assez prononcé autour des yeux.



A suivre...

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