Chapitre IX

Chapitre IX

Le prince Ormanoff et sa femme arrivèrent à Kultow à la nuit. Durant tout le voyage, Serge n’avait adressé à la jeune femme que les paroles absolument indispensables. À sa suite, elle pénétra dans l’immense demeure d’aspect féodal, dont l’intérieur, éclairé à profusion par l’électricité, était décoré avec une somptuosité extraordinaire et toutes les recherches du confort moderne le plus exigeant.

Voilà votre appartement, Lise, dit le prince en s’arrêtant au premier étage. Jusqu’à nouvel ordre, vous n’en sortirez pas et vous y prendrez vos repas.

Lise eut un frémissement, mais ne protesta pas. Inclinant légèrement la tête pour prendre congé de son mari, elle entra dans cet appartement qui allait être sa prison — pour toujours sans doute.

Jusqu’à nouvel ordre… Cela voulait dire jusqu’à ce qu’elle se soumît sans réserve aux exigences du prince Ormanoff. Cette sentence équivalait donc pour elle à la réclusion perpétuelle, jusqu’à la mort.

Elle eut un court instant de désespoir, après lequel son habituel recours vers Dieu lui rendit le repos… Et les jours commencèrent à couler, interminables, dans l’atmosphère tiède entretenue par les calorifères et les doubles fenêtres. Lise n’avait pour s’occuper que quelques broderies. Les livres et la musique lui faisaient défaut. Elle manquait d’air et s’étiolait, perdant complètement l’appétit, se sentant devenir très faible et constatant dans la glace sa pâleur extrême et le cercle noir qui entourait ses yeux.

Peut-être mourrai-je bientôt, songea-t-elle.

Et cette pensée lui fut très douce. C’était le seul moyen d’échapper à Serge Ormanoff, c’était la délivrance et le bonheur en Dieu, le seul réel et immuable.

Elle n’avait plus revu son mari. Par Dâcha, elle savait qu’il passait ses journées à la chasse. Elle avait appris aussi l’arrivée de Mme de Rühlberg et de ses enfants, ainsi que de Varvara. La baronne était, paraît-il, d’humeur morose, car elle regrettait amèrement les plaisirs et le climat de Cannes. Mais elle n’en laissait rien paraître devant son frère, de qui elle tenait les forts beaux revenus dont elle et ses fils jouissaient, M. de Rühlberg étant mort après avoir complètement ruiné femme et enfants.

Mais pas plus Lydie que Varvara n’apparurent chez la prisonnière. Celle-ci ne voyait que ses femmes de chambre, qui multipliaient pour elle le dévouement et les petits soins ; car, déjà, la délicieuse nature de la jeune princesse, sa bonté angélique avaient conquis entièrement ces cœurs, tandis que son courage et sa patience les remplissaient d’admiration.

Une enfant comme elle ! disait Dâcha en levant les bras au ciel. Quand on pense que la princesse Olga, après cinq ans de mariage, tremblait encore au seul froncement de ses sourcils ! Ah ! bien ! il aurait pu lui dire d’abandonner tout, de ne plus croire en Dieu, elle lui aurait obéi, c’est sûr ! Mais celle-ci ! Voilà une femme au moins, et non pas une serve toujours courbée sous le regard du maître !

N’empêche qu’elle n’y résistera pas longtemps, pauvre belle petite princesse ! murmurait Sonia en hochant tristement la tête.

De fait, le quinzième jour de cette réclusion, Dâcha s’effraya en constatant l’altération du visage de Lise. Et quand, dans l’après-midi, elle la vit glisser inanimée entre ses bras, prise de syncope, elle décida qu’il lui fallait prévenir le prince.

Précisément, ce jour-là, elle savait par Vassili qu’il était rentré en meilleure disposition que de coutume, à la suite d’une chasse à l’ours semée de péripéties, et au cours de laquelle il avait failli périr. C’était le bon moment pour lui faire cette communication, qui ramènerait sa pensée sur la prisonnière, objet de son ressentiment, — et le ressentiment d’un Ormanoff était tout autre chose que celui du commun des mortels, surtout lorsque l’orgueil, si effrayant chez les hommes de cette famille, se trouvait en jeu.

Elle s’arrangea pour le rencontrer ce soir-là, comme il sortait de son appartement à l’heure du dîner, et, en tremblant un peu, — car les vieux serviteurs eux-mêmes n’étaient jamais très à l’aise sous le regard troublant du prince Serge, — elle dit que la jeune princesse était malade.

Sérieusement ? interrogea-t-il, sans qu’un muscle de son visage bougeât.

Elle s’est évanouie cet après-midi, Altesse. Et elle ne mange plus, elle a une mine !…

C’est bien.

Et, la congédiant du geste, il se dirigea vers l’escalier.

Pourvu qu’il la fasse soigner ! songea Dâcha. S’il avait l’idée de la laisser s’en aller comme cela !… Non, non, c’est trop affreux, ce que je pense là !

Elle se reprocha davantage encore son soupçon en introduisant le lendemain matin chez sa jeune maîtresse le docteur Vaguédine, le médecin attaché à Kultow, envoyé par le prince Ormanoff pour donner à sa femme les soins nécessaires.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, grisonnant, de mine douce et sympathique. Il interrogea paternellement Lise et lui déclara qu’elle était seulement anémique, qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter…

Oh ! je ne m’inquiète pas ! dit-elle avec un pâle et mélancolique sourire. Je ne crains pas la mort, au contraire !

Le médecin enveloppa d’un regard de compassion navrée la délicieuse créature qui prononçait ces paroles avec tant de calme et une si visible sincérité. Elle n’était encore qu’une enfant, et déjà la mort lui apparaissait le seul bien désirable.

En sortant de chez la jeune femme, le docteur Vaguédine se rendit chez le prince Ormanoff. Il le trouva dans son cabinet de travail, parcourant les journaux.

Eh bien ? interrogea Serge d’un ton bref.

La princesse est extrêmement affaiblie par une anémie très sérieuse, mais encore très susceptible de guérison. Les nerfs aussi ont besoin d’être soignés. Il lui faudrait, outre une nourriture très fortifiante, de l’air, beaucoup d’air, des promenades et de la distraction sans fatigue.

Un autre mot, “de l’affection”, était sur les lèvres du médecin. Mais il ne le prononça pas. Ce mot-là ne pouvait être compris du prince Ormanoff.

C’est tout ? demanda Serge, qui l’avait écouté en frappant sur son bureau de petits coups secs avec le coupe-papier qu’il tenait à la main.

J’ai prescrit à la princesse quelques médicaments… Mais je dois dire qu’un obstacle sérieux me paraît se dresser devant la guérison. La malade ne la désire pas ; elle semble complètement résignée à la mort… On croirait même qu’elle la souhaite.

Un imperceptible tressaillement courut sur le visage de Serge.

C’est bien, j’aviserai, dit-il d’un ton laconique.

Ce même jour, vers deux heures, Dâcha entra toute joyeuse chez sa maîtresse. Le prince faisait prévenir sa femme qu’elle eût à s’habiller promptement pour faire avec lui une promenade en traîneau.

Cette nouvelle stupéfia Lise, sans lui causer aucun plaisir. Sans doute, son tyran imaginait quelque nouveau genre de persécution. Puis, dans l’état de fatigue où elle se trouvait, elle ne désirait que le repos.

Pourtant elle se laissa habiller et envelopper de fourrures, puis elle descendit pour rejoindre le prince, qui l’attendait dans le jardin d’hiver. Son cœur battait à grands coups précipités, à l’idée de se retrouver en face de lui, et elle dut faire appel à toute son énergie pour réprimer l’étourdissement qui la saisissait en pénétrant dans la serre superbe qui était une des merveilles de Kultow.

Il se leva à son entrée. Et comme l’angoisse obscurcissait ses yeux, elle ne vit pas l’expression étrange — mélange de douleur et de colère — qui traversait le regard de Serge, ni la pâleur qui couvrait son visage, ni le geste ébauché pour tendre les bras vers elle…

Elle ne vit, quelques secondes plus tard, qu’un homme très froid, qui lui présentait son bras, sans la regarder, en disant d’un ton calme et bref :

Appuyez-vous sur moi, Lise, si vous vous sentez un peu faible.

Il la conduisait jusqu’au traîneau, l’y installa en la couvrant de fourrures et s’assit près d’elle. Puis l’équipage s’éloigna dans les allées neigeuses du parc, sous les rayons du soleil pâle qui éclairait le délicat visage émacié par la réclusion, et surtout par la souffrance morale.

Lise se sentait revivre en aspirant l’air froid et sec. Un peu de rose venait à ses joues trop blanches. Le prince ne parlait pas, sauf pour lui demander de temps à autre si elle n’avait pas froid, ou si elle ne se sentait pas fatiguée. Seulement, lorsque les fourrures glissaient un peu, il les ramenait avec soin autour d’elle.

Mais au retour, en descendant du traîneau, elle eut un vertige et serait tombée si les bras de Serge n’avaient été là pour la recevoir.

Vite, le médecin ! dit-il aux domestiques accourus au son des clochettes du traîneau.

Mais elle se redressait déjà.

Ce n’est rien… un simple étourdissement. Le médecin est tout à fait inutile, murmura-t-elle.

Les bras qui la retenaient s’écartèrent, mais Serge garda sa main dans la sienne, et la conduisit jusqu’à son appartement où il la remit aux soins de Dâcha, en enjoignant à celle-ci de servir immédiatement à la jeune princesse du thé très chaud.

Désormais, vous descendrez pour les repas, ajouta-t-il en s’adressant à Lise. Mais aujourd’hui, en raison de ce malaise, vous pourrez demeurer encore chez vous.

Son ton glacé enlevait à ses actes et à ses paroles toute apparence de sollicitude. La compassion était certainement étrangère à ce changement de régime. Lise pensa qu’il craignait de voir sa victime lui échapper trop tôt, et se décidait pour ce motif à la soigner quelque peu.

Le lendemain, elle s’assit à table en face de son mari, dans la salle à manger aux proportions énormes, et où, sur des dressoirs d’ébène, s’étalaient d’incomparables pièces d’orfèvrerie. Il y avait là, outre la baronne, Varvara et les deux petits garçons, le précepteur de ceux-ci, un jeune Allemand à la barbe roussâtre et aux yeux fuyants, le docteur Vaguédine et le bibliothécaire de Kultow, un gros petite homme chauve qui semblait perpétuellement dans les nuages, sauf lorsqu’il s’agissait de causer livres et littérature. Alors, son regard terne s’animait, sa langue, qui paraissait généralement embarrassée, se déliait comme par miracle, et il donnait fort bien la réplique au lettré très fin qu’était le prince Ormanoff.

Le docteur Vaguédine et Hans Brenner, le précepteur, tous deux fort instruits, se mêlaient à la conversation, à laquelle aucune des trois femmes présentes n’aurait osé prendre part. Le prince Serge n’admettait pas qu’une intelligence féminine, sur laquelle il avait quelque droit, s’ingérât dans des questions de ce genre.

Cet ostracisme ne gênait pas Mme de Rühlberg, dont la médiocrité intellectuelle était faite pour réjouir son frère. Varvara, elle, demeurait fidèle à son habitude de tenir les paupières à demi closes, de telle sorte qu’on ignorait toujours ce qui se passait en elle. Mais Lise s’intéressait extrêmement à ces conversations. Sa vive intelligence, dont la culture avait été fort avancée par les soins du bon M. Babille, était capable d’apprécier de tels entretiens. Et elle y prenait un goût d’autant plus vif qu’elle était privée maintenant de toute nourriture intellectuelle.

Cet intérêt se lisait clairement dans ses grands yeux si expressifs. Un soir, où la conversation s’était poursuivie au salon, le docteur Vaguédine lui dit en souriant :

Ces graves sujets ne paraissent pas vous ennuyer, princesse ?

Oh ! pas du tout ! J’y prends, au contraire, grand plaisir ! répondit-elle sincèrement.

Un regard étincelant et irrité se dirigea vers elle. Le docteur se mordit les lèvres en se traitant secrètement de maladroit. Qu’avait-il besoin de faire remarquer cela devant le prince Ormanoff ! Pourvu qu’il n’occasionnât pas de ce chef des ennuis nouveaux à cette pauvre petite princesse, coupable de prendre intérêt à une conversation intelligente, au lieu de bâiller discrètement derrière son mouchoir, comme la défunte princesse Olga, ou de somnoler comme Mme de Rühlberg !

Mais si le prince Serge était mécontent, il ne fit pas du moins éprouver les effets de cette contrariété à sa femme. Du reste, elle le voyait fort peu. Il était continuellement en chasse, soit seul, soit avec des hôtes qui venaient passer pour ce motif quelques jours à Kultow. Le soir seulement, tous se trouvaient réunis. Lise remplissait alors son rôle de maîtresse de maison avec une grâce exquise et une dignité à la fois souriante et grave que les invités du prince Ormanoff célébraient autant que sa beauté.

C’était maintenant presque toujours Mme de Rühlberg qui accompagnait sa belle-sœur dans ses promenades en traîneau ou à pied à travers le parc. Serge en avait exprimé le désir à Lydie, qui s’était inclinée aussitôt comme devant toutes les volontés de son frère. Celle-ci, du reste, ne lui paraissait pas désagréable. Lise était une compagne charmante, et la baronne avait une nature trop molle, trop insouciante, pour garder longtemps rancune à la jeune femme dont la révolte avait provoqué le départ de Cannes.

Quand elles s’en allaient à pied, Hermann et Sacha, les deux fils de Lydie, les accompagnaient, et fort souvent aussi les grands lévriers du prince, deux bêtes magnifiques qui s’étaient prises d’ardente affection pour Lise. Le babillage de Sacha distrayait la jeune femme beaucoup mieux que la conversation frivole et vide de Lydie. Parfois la tante et le neveu entreprenaient une partie de balle, et, dans ces moments-là, Lise se sentait encore très enfant, elle se reprenait à la vie.

Sa santé s’améliorait. Les lassitudes et les faiblesses se faisaient beaucoup plus rares, l’appétit revenait un peu. Mais le beau visage restait pâle, le cerne diminuait à peine autour des yeux noirs où, presque constamment, demeurait une sereine mélancolie.

Lise souffrait toujours. Elle soufrait du manque d’occupations, car elle n’avait à sa disposition que la broderie, qui la fatiguait très vite, et la musique, dont le docteur Vaguédine lui avait prescrit de ne pas abuser, plus quelques lectures insignifiantes et frivoles tirées de la bibliothèque de la défunte princesse et seules permises par Serge. Elle souffrait de sa situation étrange, du glacial despotisme de son mari, de l’absence d’affection, de la privation de toutes nouvelles de ceux qu’elle aimait, — car si des lettres étaient arrivées de Péroulac, elle n’en avait jamais eu connaissance.

Elle souffrait surtout du manque de secours religieux. Le prince n’était plus revenu sur la question qui avait amené l’exil de Lise. Il trouvait évidemment plus simple, au lieu de continuer la lutte avec une enfant rebelle, de laisser agir le temps en privant la jeune femme des pratiques de cette religion pour laquelle elle avait refusé d’embrasser la sienne. Sans doute espérait-il que la lassitude se ferait sentir, ou que la tiédeur préparerait les voies à l’indifférence. Alors, elle serait à sa discrétion, il pétrirait à son gré cette jeune âme autrefois intransigeante.

Mais Lise savait qu’elle n’était pas seule, que la force divine la soutiendrait dans cette lutte et lui donnerait le courage de résister victorieusement à l’implacable domination de Serge Ormanoff.

Même en l’absence du prince, la jeune femme sentait toujours peser lourdement ce despotisme, non seulement sur elle, mais encore sur tous les êtres qui peuplaient la demeure seigneuriale. Chez les Ormanoff, c’était une tradition de se faire craindre. Les punitions corporelles existaient même encore quelque peu à Kultow. L’autorité fermait les yeux, et les intéressés se gardaient de se plaindre, car, si le prince Serge aimait parfois les arguments frappants, il était par contre d’une extrême générosité et répandait sans compter l’or autour de lui, avec une sorte d’insouciance où semblait entré beaucoup de mépris.

Pourtant, ce maître exigeant et altier s’était attiré des dévouements passionnés. Outre Vassili et Stépanek, le cosaque du prince, qui se partageaient ses faveurs, il y avait à Kultow une créature qui baisait la trace de ses pas. C’était Madia, la vieille “niania”, qui avait soigné le petit seigneur enfant, et qui vivait maintenant dans un coin du vieux château, heureuse pour bien des jours lorsque, rencontrant le prince dans les corridors, elle pouvait lui baiser la main et entendre sa voix brève lui dire :

« Bonjour, Madia. Comment vas-tu ? »

Lise connaissait maintenant cette femme, que Mme de Rühlberg lui avait présentée un jour. C’était une grande vieille osseuse, au teint jaune et aux yeux perçants. Elle s’était inclinée sur la main de Lise en murmurant :

Que Dieu vous rende heureuse, ma belle princesse !

Depuis, quand la jeune femme rencontrait Madia, elle était toujours frappée de l’expression compatissante et douce de son regard, et du sourire qui entrouvrait sa bouche édentée.



A suivre...

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