Chapitre XII

Chapitre XII

En dépit d’une nuit de fièvre et de souffrance, le prince Ormanoff fit appeler le lendemain sa sœur près de lui, et les dix minutes que dura l’entretien furent sans doute bien utilisées par lui, car Lydie sortit de son cabinet avec un visage altéré et des yeux gros de larmes qu’elle avait eu grand-peine à retenir, mais qui se donnèrent libre cours aussitôt qu’elle fut hors de chez lui.

Comme elle rentrait dans son appartement, elle se heurta à Varvara qui glissait, en véritable ombre qu’elle était, à travers les corridors immenses, avec son air absorbé et indifférent à tout. Pourtant, cette fois, elle remarqua la physionomie bouleversée de la baronne et l’interrogea :

Qu’avez-vous, Lydie ?

Mme de Rühlberg ne demandait qu’à s’épancher. Elle raconta que Serge venait de lui faire les plus durs reproches, parce qu’elle ne s’était pas montrée suffisamment aimable pour sa femme. Et comme elle balbutiait des excuses, en disant qu’elle recommencerait à accompagner sa belle-sœur, il avait répliqué : “Vous n’aurez pas cette peine. Lise préfère à votre compagnie celle de Sacha. Mais le n’oublierai pas de quelle façon vous comprenez la déférence aux désirs que je vous exprime.

Voyez-vous, Varvara, cette sainte nitouche qui a osé se plaindre à lui ! Ce n’est pas Olga qui aurait fait cela ! Une bonne petite, bien insignifiante, qui ne souciait de rien ni de personne en dehors de son mari. Je n’ai jamais eu d’ennuis avec elle. Mais celle-ci ! Voilà qu’elle s’est toquée de Sacha, et Serge, aussitôt, décrète qu’il l’accompagnera désormais… Varvara, ne trouvez-vous pas qu’il y a là une complaisance bien étrange chez lui ?

Elle baissait la voix en prononçant ces mots.

Les paupières de Varvara battirent légèrement.

Oui, peut-être… Je vous conseille de vous défier de cette jeune femme, Lydie.

Me défier ? Pourquoi ?

Pour tout… Craignez qu’elle ne vous desserve près du prince Ormanoff. Craignez pour Hermann, qu’elle n’aime pas.

Mais vous rêvez, Varvara ! Elle n’a et elle n’aura jamais, pas plus qu’aucune femme au monde, la moindre influence sur Serge !

Une sorte de rire bref glissa entre les lèvres de Varvara.

Non, elle n’en aura pas… Je rêve, Lydie ! Serge Ormanoff dominé par sa femme ! La plaisante idée que voilà !

Et, riant de nouveau, elle s’éloigna de son pas silencieux, laissant Lydie très surprise, et un peu perplexe.

Quels que fussent les sentiments que Mme de Rühlberg nourrissait à l’égard de sa belle-sœur, à la suite des reproches de Serge, elle se montra dès lors très aimable et empressée près de la jeune femme. Les petites méchancetés cessèrent… Mais Lise continua à sentir autour d’elle un souffle de malveillance qui semblait fort pénible à sa nature aimante.

* * *

Elle se demandait avec anxiété si elle devait retourner sans être appelée près de son mari. La veille, il l’avait renvoyée de si étrange manière !… Mais vers deux heures, toutes ses perplexités se trouvèrent réduites à néant par l’apparition de Vassili venant l’informer que le prince la demandait.

Il était très pâle, visiblement fatigué et énervé par la souffrance. Après avoir répondu laconiquement aux timides interrogations de Lise sur son état, il lui demanda :

À quoi étiez-vous occupée, quand je vous ai fait demander ?

Je faisais une partie de dames avec Sacha, qui est souffrant aujourd’hui.

Eh bien ! sonnez Stépanek et dites-lui d’aller prévenir Sacha qu’il vienne ici continuer cette partie.

Très surprise de ce caprice imprévu, elle obéit pourtant sans risquer de réflexion. Sacha arriva aussitôt, la tante et le neveu s’installèrent près de Serge, qui suivit les péripéties du jeu en donnant des conseils à sa femme, de telle sorte que Sacha, fort peu à son aise d’ailleurs en présence de son oncle, perdit haut la main la partie.

Après quoi, Lise fut invitée à passer dans le salon voisin où se trouvait un piano, son mari désirant entendre un peu de musique.

Ce ne fut pas là une fantaisie passagère. Les jours suivants, Sacha fut appelé encore pour venir faire avec sa tante une partie quelconque. Après quoi, le prince l’envoyait étudier ses leçons ou jouer avec les lévriers dans un coin de la pièce, tandis que Lise brodait près de son mari silencieux et songeur, ou se mettait au piano, la musique calmant la fièvre et la souffrance, prétendait-il.

Il semblait ainsi qu’il s’attachât à mettre toujours l’enfant en tiers entre Lise et lui.

Pendant les premiers jours, ses blessures avaient inspiré quelques inquiétudes au docteur Vaguédine, qui avait en vain essayé de lui faire garder le lit. Mais elles entraient maintenant dans une bonne voie, la fièvre baissait, et le prince, qui restait auparavant toute la journée inactif, quelque peu abattu en dépit de son énergie, commençait à s’occuper, à lire, à dépouiller la correspondance qui s’amoncelait sur les plateaux, et à indiquer à ses secrétaires les réponses à donner.

Un après-midi, il trouva parmi les revues qui encombraient toute une table, un livre qu’il parcourut rapidement, puis tendit à Lise.

Tenez, coupez-moi donc cela, Lise.

C’était un volume de poésies d’un jeune et déjà célèbre poète français. Tandis que Lise faisait manœuvrer le coupe-papier, des strophes harmonieuses passaient devant ses yeux. Elle soupirait, en songeant mélancoliquement que c’était un supplice de Tantale infligé là par le prince Ormanoff à la jeune intelligence qu’il privait de tout aliment intellectuel.

C’est fini ? dit-il quand elle lui tendit le livre. Eh bien ! lisez-m’en donc un peu tout haut.

Réprimant la profonde surprise que lui causait cette nouvelle fantaisie, Lise se mit en devoir d’obéir. Elle lisait parfaitement, car M. Babille tenait à la diction, elle lisait surtout avec intelligence, avec émotion, s’identifiant aux sentiments très élevés du poète. Et sa voix pure, au timbre profond et doux, augmentait le charme délicat de ces vers.

C’est assez, il ne faut pas vous fatiguer, dit tout à coup le prince Ormanoff. Mettez ce livre là, et reposez-vous. Vous continuerez cette lecture demain.

Ce fut désormais une habitude de chaque après-midi… Et ce fut, pour Lise, un des meilleurs moments de la journée. Que le prince le cherchât ou non, ces lectures, choisies par lui, se trouvaient être celles qui s’associaient le mieux à l’âge, aux idées, au degré de culture intellectuelle de sa femme. Elle y trouvait un plaisir extrême, qui s’exprimait sincèrement dans ses beaux yeux pleins de candeur et de lumière où Serge pouvait lire à son aise, ainsi qu’il lui en avait exprimé la volonté… Et en admettant — ce qui semblait bien improbable — qu’il éprouvât le désir de connaître les impressions de sa femme, il n’avait pas besoin de l’interroger. Son regard parlait pour elle.

Une autre fois, ce furent d’anciennes estampes découvertes par Nicolas Versky, le bibliothécaire, et que Serge montra lui-même à Lise, en y joignant d’érudites explications qui intéressèrent vivement la jeune femme.

Elle jouissait de ces petites satisfactions très inattendues, tout en s’en étonnant grandement. Il était certain qu’il y avait, à son égard, un changement chez le prince Ormanoff. Il était peut-être encore plus froid qu’au temps des fiançailles et aux premiers jours de leur mariage, mais son despotisme se faisait moins sentir, se nuançait de quelques concessions que Lise n’eût jamais osé espérer, car il semblait de ce fait lever quelque peu l’interdit jeté pour sa femme sur les occupations intellectuelles.

C’était maintenant sans trop d’appréhension qu’elle entrait chaque jour chez lui, qu’elle s’installait dans le grand fauteuil à haut dossier sur le fond sombre duquel ressortaient si bien son visage admirable et les robes d’étoffe souple et de nuances claires, qu’elle portait généralement à l’intérieur. Tout en elle était harmonie, le moindre des ses mouvements avait une grâce naturelle inimitable, et il n’était pas étonnant qu’un dilettante comme le prince Ormanoff ne la quittât pas des yeux, tandis qu’elle évoluait silencieusement autour du samovar pour préparer le thé, ou qu’elle distribuait des caresses à Ali et à Fricka qui se les disputaient, en manquant parfois de la renverser — ce qui amenait une intervention sévère de leur maître, malgré les timides protestations de Lise.

Un soir, Fricka, en sautant par surprise sur la jeune femme, lui fit au poignet une large égratignure. Serge sonna aussitôt et donna l’ordre à Stépanek d’administrer une correction à la coupable.

Non, je vous en prie ! La pauvre bête pèche par trop d’affection. Ne la faites pas corriger, Serge ! dit Lise d’un ton suppliant.

Il se pencha et prit entre ses doigts le poignet sur lequel perlaient quelques gouttes de sang.

Franchement, ceci mérite une punition, Lise !

Il s’interrompit brusquement en se mordant les lèvres… Et Lise rougit, car elle comprit qu’il pensait au traitement douloureux infligé par lui à ce même poignet délicat, et dont il avait pu voir les marques le lendemain, car, les chairs tuméfiées ayant gonflé, il avait été impossible à la jeune femme de remettre le bracelet.

Emmène Fricka, mais ne la corrige pas, dit-il au cosaque qui s’en allait déjà, traînant l’animal, car il jugeait tout à fait inutile d’attendre le résultat des supplications de la jeune dame, lesquelles ne changeraient rien, pensait-il, à la décision du maître.

Quand Stépanek rapporta ce fait à l’office, ce fut, de toutes parts, un vif étonnement. Seule Madia sourit d’un air entendu, en cachant sous ses paupières clignotantes un regard ravi.

* * *

Le prince reprenait maintenant sa place aux repas. Il montrait à sœur une excessive froideur, malgré les manières humbles et repentantes de Lydie, et, n’ignorant pas sa préférence pour Hermann, affectait de ne jamais s’apercevoir de la présence de celui-ci, tandis qu’il témoignait à Sacha une attention inaccoutumée et même une certaine indulgence pour des étourderies sans importance qu’il aurait impitoyablement punies quelque temps auparavant.

Lydie rongeait son frein et s’inquiétait sérieusement. Les paroles de Varvara lui revenaient à l’esprit, bien qu’elle les taxât d’idées folles. Il était en effet inadmissible de songer que cette jeune femme, si durement traitée par Serge, exerçât une influence quelconque sur les actes de celui-ci. Mais il était certain aussi que la nouvelle attitude du prince avec sa sœur et Hermann et son engouement pour Sacha coïncidaient avec les rapports plus fréquents entre sa femme et lui.

De plus, il y avait un fait indéniable, et que tous remarquaient : le prince traitait Lise d’une manière plus douce, moins visiblement autoritaire.

Mme de Rühlberg essaya de consulter Varvara. Mais celle-ci se dérobait toujours avec une étonnante souplesse. Elle semblait fort lasse depuis quelque temps, ne sortait plus guère et montrait des traits altérés, un teint plombé de personne malade.

Des tempêtes de neige étaient venues empêcher les promenades pour Lise et Sacha. Serge les retenait plus longuement près de lui. Les blessures étaient cicatrisées, mais en raison de la faiblesse du bras, la chasse lui demeurait encore interdite. Il travaillait avec ses secrétaires et Nicolas Versky, compulsait les vieilles archives poudreuses pour une histoire de sa famille commencée depuis plusieurs années, ou parcourait les nombreux livres et revues qui lui parvenaient.

Un dimanche, il ne parut pas au déjeuner. Ce fait se produisait parfois. On ne sait par quelle fantaisie, il se faisait alors servir chez lui. Personne ne songeait à s’en plaindre, car sa présence jetait toujours une contrainte sur les convives, même lorsqu’il était dans ses meilleurs moments. Pour les siens, comme pour ceux dont il payait les services, à quelque degré de la hiérarchie sociale qu’ils appartinssent, le prince Ormanoff ne savait être que le maître, — et un maître redouté.

Après le déjeuner, Lise demeura quelques instants dans le salon près de sa belle-sœur qui souffrait de névralgies. Puis elle sortit pour remonter chez elle. Comme elle atteignait la dernière marche du monumental escalier, elle vit surgir devant elle la silhouette falote du précepteur.

Princesse, pardonnez-moi mon audace ! Mais permettez à votre humble admirateur…

Il tombait à genoux et portait à ses lèvres la robe de Lise.

Elle recula si brusquement qu’elle faillit choir en arrière dans l’escalier.

Comment osez-vous !… dit-elle d’une voix étouffée par la stupeur et l’indignation.

Quelqu’un, d’un corridor voisin, s’élança tout à coup sur Hans Brenner, le saisit et le traîna dans une pièce dont la porte fut refermée avec violence. Lise, glacée d’effroi, entendit des cris de rage et de douleur, une voix qui balbutiait : “Grâce !… grâce !

Pourvu que Serge ne tuât pas cet homme, ou ne le blessât pas grièvement ! Il était si fort, et l’autre si gringalet ! Il fallait qu’elle courût vers eux, qu’elle essayât d’empêcher un malheur, au risque de tourner contre elle la colère de son mari…

Mais comme elle atteignait la porte, celle-ci s’ouvrit, laissant passage au prince Ormanoff, correct et calme comme s’il venait d’accomplir la chose la plus habituelle. Seule la teinte sombre des prunelles décelait l’irritation intérieure.

Oh ! Serge, que lui avez-vous fait ? s’écria Lise d’une voix que l’effroi étranglait un peu.

Je lui ai administré la correction qu’il méritait. Que votre sensibilité se rassure, Lise, il est encore vivant et sera même en état de partir ce soir, en emportant de Kultow un cuisant souvenir qu’il conservera quelques jours… Allons, prenez mon bras que je vous reconduise chez vous, car vous voilà toute bouleversée par la faute de ce misérable imbécile.

Quand elle fut assise dans son salon, il resta debout devant elle, les yeux fixés sur les petites mains encore frémissantes d’émotion.

Aviez-vous déjà eu à vous plaindre de cet individu, Lise ?

Mais non… Il m’était seulement peu sympathique, à cause de son regard en dessous et de ses façons cauteleuses.

Vous auriez dû me le dire. Je l’aurais mis à la porte.

Et, sans paraître remarquer le regard d’indicible étonnement qui se levait vers lui, il poursuivit :

Il est une autre personne qui doit vous être certainement désagréable. L’âme fourbe de Varvara n’est pas faite pour vivre près de la vôtre. Elle partira d’ici.

Varvara !… Oh ! Serge, cette pauvre fille sans famille, sans fortune ! Mais elle ne m’a rien fait ! Ce serait affreux de la faire partir ainsi, sans motif !

Pardon, j’ai plusieurs motifs et, entre autres, celui-ci : une circonstance fortuite m’a révélé ce matin qu’elle était imbue d’idées révolutionnaires et collaborait secrètement à une revue des plus avancées.

Serait-ce possible ! Elle semble si calme, si effacée !

Un sourire sardonique courut sur les lèvres du prince.

On ne se doute pas ce qu’il y a dans cette âme-là… Mais vous voyez, Lise, que je ne puis conserver ici une personne de cette sorte.

La jeune femme murmura timidement :

Pourtant, si on pouvait tenter de changer ses idées, de lui faire du bien…

Le même sourire reparut sur les lèvres de Serge.

Qui s’en chargerait ? Pas moi, à coup sûr ! Vous non plus, Lise.

Pourquoi ? Je pourrais essayer…

Croyez-vous donc que je vous le permettrais ? Cette femme vous hait, d’ailleurs.

Moi ! Oh ! Serge, vous dites comme Madia ! Pourquoi me haïrait-elle, cependant ?

Il courba un peu sa haute taille et prit entre ses mains la tête de Lise.

Parce qu’elle est une créature mauvaise… et vous, vous êtes un ange.

Ses lèvres se posèrent sur le front de la jeune femme. Puis, se détournant brusquement, il sortit du salon.



A suivre...

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