Chapitre XI

Chapitre XI

Le comte Darowsky quitta Kultow le surlendemain. Lydie avait en vain déployé pour lui toutes ses grâces. Un mariage avec ce parent jeune, riche et distingué lui souriait beaucoup, d’autant mieux qu’il lui aurait permis d’échapper à la lourde tutelle de son frère. Mais Michel n’avait paru rien comprendre. Il avait perdu, quelques années auparavant, une jeune femme très aimée et ne songeait aucunement à la remplacer à son foyer, où sa mère élevait les deux petits enfants qui étaient sa seule consolation.

Lydie n’ignorait aucunement ces détails. Mais elle se persuada — ou on lui persuada — que cette indifférence de son cousin était due surtout à la présence de Lise. Près de cette incomparable beauté, les plus jolies femmes ne paraissaient plus rien. De là, une sourde rancune envers la jeune princesse — rancune qui se manifestait par de petites piques, de petites méchancetés sournoises, des froideurs inexpliquées.

Mme de Rühlberg avait, en outre, un autre motif de ressentiment. Elle s’irritait secrètement de la préférence de sa belle-sœur pour Sacha, et Hermann, jaloux, l’excitait en dessous. Le précepteur, lui aussi, avait pris en grippe Sacha, dont la franchise déplaisait à son âme tortueuse, et le punissait à propos de tout et de rien. Le pauvre enfant, entre sa mère, son frère et Hans Brunner, était loin d’être heureux. Il venait conter ses chagrins à Lise, qui le consolait avec de douces paroles. Elle ne pouvait pas autre chose. Elle-même était l’objet d’une hostilité latente, qu’elle sentait s’épaississant autour d’elle et qui augmentait la tristesse dont saignait son cœur. Il n’était pas jusqu’à l’obséquieuse et sournoise admiration du précepteur qui ne vînt encore augmenter ses ennuis.

Et le seul être qui eût pu délivrer Lise et Sacha de ces persécutions sourdes se renfermait dans une indifférence altière, dans une froideur écrasante, au retour de la chasse à laquelle il consacrait maintenant toutes ses journées, s’y adonnant avec une sorte de passion furieuse — à tel point, disaient les gardes qui l’accompagnaient, qu’il risquait à tout moment sa vie.

Toujours effacée, toujours silencieuse, Varvara Dougloff glissait comme une ombre dans la princière demeure. Nul ne s’inquiétait de ce qu’elle faisait, comment elle vivait. Lise seule avait voulu essayer de s’intéresser à elle. Mais elle s’était heurtée à une porte close. Varvara gardait jalousement le secret de son âme derrière ses paupières baissées.

Par Lydie, Lise savait qu’elle était la fille d’une cousine des Ormanoff, qui avait épousé malgré leur désapprobation un jeune homme de petite noblesse, lequel l’avait laissée veuve et sans ressources au bout de six ans de mariage. Elle avait végété avec sa fille jusqu’au jour où, apprenant la mort du prince Cyrille, grand-père de Serge, elle était venue solliciter le secours de celui-ci, espérant trouver chez le très jeune homme qu’il était alors un peu moins de dureté que chez l’aïeul. Serge ignorait la compassion, mais il était généreux par nature. La veuve et sa fille avaient obtenu l’autorisation de demeurer à Kultow, — mais elles avaient fort bien compris qu’elles n’y seraient tolérées qu’à la condition de se faire oublier. C’était de là sans doute que datait l’attitude effacée de Varvara, et son allure d’ombre, glissante et terne.

La mère était morte il y avait maintenant deux ou trois ans, mais Varvara avait continué à mener la même existence silencieuse, suivant Lydie qui elle-même évoluait docilement dans l’ombre du prince Ormanoff, ayant autour d’elle un reflet du luxe qui régnait dans les résidences princières, et ne laissant jamais rien paraître des sentiments qui pouvaient agiter son âme, — reconnaissance, ou bien aigreur, envie peut-être.

Lise, si bonne et si délicate, pensait qu’elle devait souffrir de cette situation de parasite. Plus d’une fois, elle avait songé qu’à la place de Varvara, jeune et paraissant bien portante, elle aurait préféré travailler pour sauvegarder sa dignité et son indépendance. Que pouvait-elle faire, toujours seule chez elle ? À quoi occupait-elle ses longues journées ? Lydie, questionnée un jour à ce sujet par sa belle-sœur, avait levé les épaules en répondant :

Je vous avoue que je n’en sais rien ! Cette pauvre fille est tellement insignifiante !

Lise ne la jugeait pas du tout ainsi. Au fond, elle était obligée de s’avouer que Varvara lui inspirait une sorte d’antipathie instinctive, tout à fait irraisonnée. Mais par le fait même de ce sentiment qu’elle se reprochait, elle se croyait tenue à se montrer meilleure à son égard.

Ce fut guidée par ce motif qu’un jour, ayant appris au déjeuner que Mlle Dougloff était malade, — il régnait en ce moment à Kultow un vent de grippe, — Lise se dirigea vers son appartement situé dans une partie éloignée du château.

Elle s’arrêta, indécise, devant une porte entr’ouverte. Une voix sourdement irritée demanda :

Est-ce vous enfin, Nadia ?

Alors elle poussa la porte et entra en disant :

Non, Varvara, c’est moi, Lise.

Dans l’ombre projetée par les lourds rideaux du lit, elle vit se dresser la tête blonde de Varvara.

Vous !… vous ! dit une voix étouffée.

Lise s’avança jusqu’au lit. Du premier coup d’œil, elle vit que Varvara était en proie à la fièvre, car elle était fort rouge, et ses yeux, ses étranges yeux jaunes luisaient.

Je viens vous voir, Varvara. J’ai su tout à l’heure que vous étiez malade.

Ce n’est rien ! interrompit brusquement Varvara. Je regrette que vous vous soyez dérangée. Vous risquez que je vous communique cette maladie. Olga avait un tout autre soin de sa santé. Je suppose que si le prince Ormanoff vous savait ici, vous passeriez un mauvais moment. Mais, naturellement, vous ne lui avez pas demandé la permission ?

Cela me regarde ! dit sèchement Lise, blessée par ce bizarre accueil et ce ton ironique.

Évidemment ! Mais je ne me soucie pas du tout que mon cousin m’accuse de vous avoir retenue ici. Ainsi donc, tout en vous remerciant beaucoup, je vous demanderai de vous retirer. J’ai l’air d’être malhonnête, mais c’est dans votre intérêt, je vous assure, princesse.

Ses paupières étaient retombées sur ses yeux, et elle parlait maintenant d’un ton très doux, un peu chantant.

Lise l’enveloppa d’un regard perplexe… Et ce regard fit ensuite le tour de la chambre, très vaste, bien meublée, mais fort en désordre. Dans une bibliothèque s’alignaient des livres en nombre considérable, et d’autres étaient posés sur une table auprès de la malade, à côté d’une carafe et d’un verre vide.

Je crois que vous exagérez, Varvara. Vous n’avez rien de très contagieux… Êtes-vous bien soignée, au moins ?

Bien soignée ! Mais je suis abandonnée par cette Nadia, qui perd la tête depuis qu’elle est fiancée au fils d’Ivan Borgueff ! Je suis sûre que la coquine a coupé les fils électriques, de telle sorte que j’ai beau sonner, resonner, personne ne bouge. Quand elle se décidera à apparaître, elle me dira que la sonnette était détraquée. En attendant, je n’ai plus une goutte d’eau et la soif me dévore. Mais Varvara Dougloff est si peu de chose ! À quoi lui servirait de se plaindre ?

Mais si, il faut vous plaindre ! Je vais en parler à Natacha. En attendant, je vous enverrai Sonia, qui est une très bonne fille, fort adroite et serviable.

Varvara eut un petit plissement de lèvres ironique.

Natacha et les autres ne tiennent compte que des observations et des ordres du prince Ormanoff. Tout ce que vous direz sera lettre morte.

Un peu de rougeur monta aux joues de Lise. C’était vrai, elle n’était rien dans cette demeure, où tout gravitait autour de la volonté du maître.

Elle quitta Varvara sous une impression désagréable. Décidément, elle ne lui était pas sympathique ! Mais cela n’empêchait pas qu’elle ne lui vînt charitablement en aide.

Après avoir envoyé Sonia porter du thé à la malade, elle fit appeler la femme de charge. Elle put se convaincre aussitôt que Varvara avait deviné juste. Sous la politesse obséquieuse de Natacha, elle se heurta à la tranquille inertie d’une femme qui sait n’avoir aucun compte à rendre en dehors de la seule autorité existante. Pas plus qu’à la défunte princesse, le prince Ormanoff n’avait délégué à sa seconde femme le moindre pouvoir. Dans la demeure conjugale, Lise semblait une invitée — ou bien encore une plante précieuse que l’on soigne parce que le maître semble y tenir, mais qui n’est considérée par tous qu’au point de vue de son rôle décoratif.

Olga avait pu ne pas souffrir de cette situation, mais il n’en était pas de même de Lise, dont la nature délicate et fière ressentait profondément toutes ces blessures.

Quand Natacha se fut retirée, après avoir dit du bout des lèvres qu’elle allait parler à Nadia, Lise s’habilla et descendit pour faire avec Sacha une promenade en traîneau. Il était maintenant son habituel compagnon. Depuis l’incident du patinage, Lydie s’abstenait souvent de sortir avec sa belle-sœur. Serge, s’absentant quotidiennement, n’en savait rien, et elle était bien certaine que Lise, dont elle devait, bon gré mal gré, reconnaître la discrète bonté, ne lui en parlerait jamais.

Ce jour-là, la tante et le neveu firent prolonger un peu la promenade. Au retour, en descendant du traîneau, ils virent dès l’entrée une animation inaccoutumée… Et Mme de Rühlberg, surgissant tout à coup, leva les bras au ciel.

Serge l’a échappé belle ! À peine étiez-vous partie qu’on l’a ramené à peu près inanimé, le bras et l’épaule gauche labourés par les griffes d’un ours. Le docteur Vaguédine assure qu’il n’y a rien d’atteint gravement. Il a refusé de se mettre au lit — un Ormanoff n’arrive à cette extrémité qu’en face de la mort, et encore pas toujours. Il s’est installé dans son cabinet de travail, en défendant que personne vienne le voir… Il paraît qu’il s’en est fallu de rien que l’ours ne l’étouffât. Heureusement il a réussi à lui enfoncer dans le cœur son couteau de chasse.

Une émotion sincère s’emparait de Lise. À défaut d’une affection qu’elle ne pouvait éprouver pour son mari, son âme était trop profondément chrétienne et trop délicatement bonne pour ne pas compatir même à la souffrance de l’homme qui la tenait sous son impitoyable despotisme.

Après avoir demandé à sa belle-sœur quelques détails, elle remonta chez elle. Tandis qu’elle se déshabillait, elle songea avec mélancolie à son étrange situation. D’elle-même, elle ne pouvait se rendre près de son mari blessé et lui offrir ses soins. Il l’obligeait à l’inutilité, réduisant son rôle d’épouse à celui d’un objet de luxe que son caprice du moment ignorait, ou tyrannisait.

Tristement pensive, elle s’attardait dans sa chambre, le front appuyé à la vitre d’une des fenêtres derrière laquelle, entre les doubles châssis, s’épanouissaient des fleurs rares. Mais Dâcha entra tout à coup et l’informa que le prince Ormanoff la faisait demander.

Elle tressaillit légèrement. Était-il donc plus malade ?

Elle se dirigea d’un pas rapide vers son appartement. Dans la grande galerie garnie d’inappréciables œuvres d’art et de souvenirs de famille qui le précédait, Stépanek, le cosaque, se tenait en permanence. Il ouvrit silencieusement le battant d’une porte et Lise entra dans une pièce encore inconnue d’elle — une pièce très vaste, tendue d’un admirable cuir de Cordoue, éclairée par des baies garnies de vitraux anciens. Les raffinements du luxe moderne se mêlaient ici à un faste tout oriental, sur lequel de superbes peaux d’ours noirs et blancs venaient jeter une note sauvage. Dans l’atmosphère chaude flottait une étrange senteur faite du parfum préféré du maître de céans, des émanations du cuir de Russie, de l’odeur des fines cigarettes turques, des exhalaisons enivrantes s’échappant des gerbes de fleurs répandues partout.

Serge était assis près de son bureau, et appuyait son front sur sa main. À ses pieds étaient couchés Ali et Fricka, ses lévriers, qui se levèrent, s’élancèrent vers la jeune femme et se mirent à bondit autour d’elle, quêtant des caresses.

Elle les écarta doucement et s’avança vers son mari qui n’avait pas bougé, mais tournait vers elle son regard.

Vous n’étiez pas curieuse de venir voir ce que maître Bruin avait fait de moi, Lise ? dit-il d’un ton froid, légèrement sarcastique.

Votre sœur m’avait dit que vous ne vouliez voir personne, balbutia-t-elle en rougissant sous cette parole qui semblait un reproche.

Alors vous vous êtes crue englobée avec les autres dans cette interdiction ? Oubliez-vous que vous êtes ma femme et qu’à ce titre vous me devez vos soins ?

Mais je ne demande pas mieux ! dit-elle spontanément. Je suis toute prête, Serge…

Merci, l’intention me suffit… Ah ! si, tenez, puisque vous êtes là, donnez-moi donc de la quinine. Je sens que la fièvre augmente. Vous en trouverez là, sur ce meuble. Le docteur a tout préparé.

Souffrez-vous beaucoup ? demanda timidement Lise tout en se dirigeant vers le meuble désigné.

Beaucoup, oui. Mais j’ai la force nécessaire pour supporter cela. Les Ormanoff n’ont jamais craint la douleur physique.

Tandis qu’il avalait le médicament préparé par elle, Lise constata que son visage était profondément altéré et que des frémissements de souffrance y passaient. Mais le regard conservait toujours toute son énergie hautaine.

Maintenant, asseyez-vous là, dit-il en désignant un siège près de lui. Et racontez-moi pourquoi Lydie ne vous accompagnait pas aujourd’hui.

La jeune femme rougit un peu.

Elle n’était pas disposée… Vous savez qu’elle est souvent fatiguée…

Pas plus que vous, certainement. Et les promenades font partie du régime qui lui est prescrit. Ces abstentions se renouvellent-elles souvent ?

Quelquefois… murmura Lise avec embarras. Mais je vous assure que je trouve tout naturel…

Vous, peut-être, mais moi, non. Il faudra que cela change… Mais peut-être préférez-vous la compagnie de Sacha à celle de sa mère ? Je ne fais aucune difficulté pour reconnaître que ma sœur n’est pas fort intéressante.

Et sa bouche eut un pli de dédain.

Je ne dis pas cela… Mais j’aime beaucoup Sacha, qui est affectueux et gai.

Eh bien ! prenez-le pour compagnon. Lydie pourra paresser tout à loisir, quand elle aura bien digéré les reproches que je lui prépare.

Ne lui dites rien à cause de moi, je vous en prie ! murmura Lise d’un ton suppliant.

À cause de vous ?… Mais non, ma chère, il s’agit ici simplement d’un désir exprimé par moi, et considéré comme non avenu par ma sœur. C’est moi qui me trouve l’offensé.

Lise rougit. À quoi songeait-elle donc, en effet ? Qu’importait à Serge que sa femme fût traitée plus ou moins aimablement, qu’elle souffrît même de mauvais procédés ? La seule faute impardonnable, pour lui, était l’insoumission à ses volontés.

Il fermait les yeux et demeurait silencieux. La fièvre empourprait un peu ses joues. Près de lui, Lise restait immobile, regardant le décor magnifique au milieu duquel elle se trouvait. La chaleur et les parfums de cette pièce l’oppressaient singulièrement — mais moins encore, peut-être, que la présence de celui qui n’avait jamais su que la faire souffrir.

Lise !

Elle leva la tête et vit les yeux de Serge fixés sur elle.

Qu’auriez-vous éprouvé, si Bruin m’avait étouffé complètement ?

Elle devint pourpre et détourna son regard. Que lui répondre ? Loyalement, elle ne pouvait lui dire que ceci : “J’aurais éprouvé une émotion profonde, telle que je la ressentirais pour n’importe qui en semblable occasion. Mais je ne vous aurai pas pleuré autrement que comme chrétienne.

Regardez-moi, Lise !

En un de ces gestes à la fois impérieux et doux qui lui étaient particuliers, il portait sa main brûlante de fièvre sur la nuque de Lise et obligeait la jeune femme à tourner la tête vers lui.

Laissez-moi lire votre réponse dans vos yeux, car vos lèvres se refuseraient à me la faire connaître… Oui, Bruin a failli vous donner la liberté, Lise…

Serge ! murmura-t-elle en rougissant plus fort.

Une lueur sarcastique passa dans le regard du prince.

Oh ! il s’en est fallu de bien peu, je vous assure ! Si ma main avait été moins ferme, la lame déviait… et vous étiez veuve. Après tout, cela aurait mieux valu… pour moi.

Il laissa aller la tête de Lise en murmurant d’un ton impatienté :

Laissez-moi maintenant… Allez, allez, Lise.

Elle se leva et se dirigea vers la porte. Comme elle l’ouvrait, il lui sembla entendre prononcer son nom. Elle se détourna un peu. Mais Serge était immobile, et ses yeux étaient à demi clos sous les cils blonds.

Elle sortit alors et regagna son appartement. Ce soir-là, elle eut une affreuse migraine, due sans doute à l’atmosphère saturée de parfums qui régnait chez Serge. Et dans ses rares moments de sommeil traversés de rêves pénibles, il lui sembla entendre de nouveau la voix suppliante et impérieuse qui murmurait :

« Lise !… Lise ! »



A suivre...

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