Chapitre IV

Chapitre IV

La Providence a des voies impénétrables qui confondent les prévisions de la sagesse humaine. Comme Lise, le lendemain matin, s’en allait au presbytère pour parler au curé de Péroulac, elle apprit que le vieux prêtre, frappé d’apoplexie cette nuit même, était à l’agonie.

Ainsi, celui qui aurait pu éclairer la pauvre petite conscience inexpérimentée manquait tout à coup. Lise n’avait même pas la ressource d’aller prendre conseil près de Mme des Forcils. La mère de Gabriel se trouvait pour un mois à Bordeaux, chez sa sœur malade.

Lise attendit donc, avec une secrète terreur, la visite annoncée de l’étranger qui allait devenir son fiancé. Elle essayait de se rassurer en se disant que Mme de Subrans paraissait connaître Serge Ormanoff et qu’elle ne l’engagerait pas à un mariage qui ne lui paraîtrait pas présenter de suffisantes garanties. Elle avait une très grande confiance en sa belle-mère, qu’elle savait très sérieuse et qui lui avait toujours témoigné du dévouement et de la sollicitude. De plus, Lise, petite âme humble, défiante d’elle-même et consciente de son inexpérience, — qui était réellement encore sur beaucoup de points celle d’une enfant, par suite de l’existence retirée qu’elle menait et de la méthode d’éducation aucunement moderne en usage à la Bardonnaye, — estimait que la docilité à un jugement plus mûr faisait partie de ses devoirs.

Elle n’avait donc aucune velléité de se révolter contre ce mariage presque imposé par sa belle-mère. Pourtant quand, dans l’après-midi, elle entendit l’automobile du prince Ormanoff s’arrêter devant la maison, elle devint toute pâle et regarda d’un air éperdu Mme de Subrans.

Catherine détourna les yeux de ces merveilleuses prunelles si éloquentes, semblables à celles de la gazelle du désert, lorsque, traquée, elle implore le chasseur impitoyable. Elle avait la physionomie d’une personne qui sort d’une grave maladie et, quand le prince fut introduit, tout son corps eut un long frisson.

Voilà votre fiancée, Serge, dit-elle d’un accent un peu rauque, en désignant la jeune fille qui s’était avancée machinalement, mais baissait les yeux pour retarder le moment où il faudrait rencontrer ce regard qui lui avait causé une impression d’effroi.

C’est fort bien, dit la voix brève de Serge. J’en suis heureux, Lise… Mais levez donc les yeux, je vous prie. Olga me laissait toujours lire jusqu’au fond de son regard, je désire que vous agissiez de même.

Elle obéit, et ses grands yeux timides et apeurés se posèrent sur la froide physionomie de son fiancé. Pendant quelques secondes, il parut contempler avec une sorte de satisfaction altière la délicate créature tremblante devant lui. Puis l’étrange nuance verte de ses yeux changea, se fit presque bleue, tandis que sa main se posait sur la sombre chevelure de Lise, en un geste qui était peut-être une caresse, mais qui avait beaucoup plus l’apparence d’une prise de possession.

Vous n’êtes encore qu’une enfant, Lise. Vous serez, je l’espère, très soumise et tout ira fort bien… Vous semblez souffrante, Catherine ? Ne vous croyez pas obligée de vous fatiguer à demeurer ici. Je serais désolé de gêner qui que ce fût, pendant ce temps de fiançailles que nous rendrons très bref, n’est-ce pas ?

Mme de Subrans ne protesta pas. De fait, elle n’en pouvait plus. Puis, ne valait-il pas mieux laisser seuls les fiancés ? Peut-être ainsi une étincelle jaillirait-elle ente eux.

Cependant, un tel événement ne semblait pas devoir se produire. Le prince Ormanoff avait avancé à Lise un fauteuil et avait pris place près d’elle. Avec sa haute taille, il semblait la dominer et l’écraser. Posant sa longue main fine sur l’épaule de la jeune fille, il se mit à l’interroger sur son existence, sur ses occupations, sur ses études. Comme elle répondait d’une voix étranglée par l’émotion, il l’interrompit…

Avez-vous peur de moi, Lise ? demanda-t-il d’un ton presque doux.

Elle murmura en rougissant :

Un peu, oui. Pardonnez-moi…

Cela ne me déplaît pas, à condition que cette crainte ne vous paralyse pas et ne vous enlève pas l’usage de la voix. J’ai l’intention de vous rendre très heureuse, pourvu que vous soyez docile à la direction que je vous donnerai.

Je ferai ce que vous voudrez, dit-elle doucement.

Elle se rappelait tout à coup les conseils de l’Apôtre sur la soumission requise de l’épouse envers l’époux, et songeait qu’elle, si jeune, avait plus que d’autres besoin de s’y conformer.

Serge continua son interrogatoire. Il eut un hochement de tête satisfait en apprenant qu’elle parlait couramment le russe et l’allemand, mais fronça le sourcil au seul mot de latin.

Vous me ferez le plaisir d’oublier cela, dit-il froidement. Rien ne donne davantage à une femme un air de pédantisme, — ce que je déteste le plus au monde. Du reste, votre instruction me paraît en voie d’être poussée trop loin. Heureusement, il est temps encore d’endiguer.

Vous… vous ne me permettrez plus de travailler ? balbutia-t-elle.

Ah ! certes non ! Salir vos doigts à des écrivasseries inutiles à votre sexe, fatiguer vos beaux yeux à des études ridicules ! Ce n’est pas moi qui autoriserai jamais cela, Lise !

Des larmes qu’elle ne put retenir vinrent aux yeux de la jeune fille.

Serge eut un mouvement d’irritation, et il parut à Lise que sa main s’appesantissait lourdement sur son épaule.

Écoutez-moi, et que ceci soit dit une fois pour toutes : accoutumez-vous à ne plus pleurer à propos de tout et de rien, comme le font si volontiers les femmes, car rien n’est plus insupportable.

Elle courba la tête et essaya de refouler ses larmes. Mais elles augmentaient au contraire, et glissaient lentement sur ses joues et jusque sur le corsage de voile blanc qu’elle avait revêtu aujourd’hui en l’honneur de ses fiançailles.

Une lueur d’émotion, presque imperceptible, parut un instant dans le regard du prince. Il eut un mouvement pour se pencher vers Lise. Mais, se ravisant, il s’enfonça dans son fauteuil en disant d’un ton calme :

Quand vous serez plus raisonnable, nous causerons, petite fille trop impressionnable.

Il sortit de sa poche un étui d’or délicatement ciselé et, l’ouvrant, y prit une cigarette. Bientôt une mince spirale de fumée s’éleva et une odeur de fin tabac flotta dans la pièce.

Du coin de l’œil, Serge observait sa fiancée. Elle tenait toujours la tête baissée, mais les pleurs séchaient sur ses joues un peu empourprées.

Lise !

Elle leva ses yeux, encore embués de larmes, et regarda successivement, d’un air interloqué, l’étui qui lui était présenté et le visage du prince Ormanoff.

Vous ne fumez pas ?

Oh ! non ! dit-elle d’un ton effaré.

C’est cependant chose fréquente dans notre pays, et il faudra vous y accoutumer, car il me plaît de voir parfois une cigarette entre de jolies lèvres.

Elle semblait si absolument abasourdie, et suffoquée même, qu’un léger sourire vint aux lèvres de Serge.

Cela paraît vous étonner prodigieusement, petite Lise ? Il est vrai que ma cousine Catherine ne fumait jamais, mais votre mère, en revanche, était une fervente de la cigarette.

Lise dit timidement :

Vous avez beaucoup connu maman… prince ?

Appelez-moi Serge. Oui, je l’ai vue pendant plusieurs années, durant mes séjours à Moscou et à Petersbourg. J’étais très jeune, alors. Elle vint aussi une année, à Kultow, avec sa cousine Catherine. Déjà elle était fiancée au vicomte de Subrans… Donnez-moi votre main, Lise. J’ai pu trouver à Périgueux une fort jolie bague, en attendant que je vous en choisisse une autre à Paris.

Il glissa au petit doigt frémissant le cercle d’or orné d’un rubis et de brillants ; puis, gardant sa main entre les siennes, et la caressant comme celle d’un enfant bien sage, il se mit à lui décrire Cannes, les fêtes qui s’y donnaient, les relations qui étaient les siennes — le tout avec la condescendance d’un homme sérieux qui veut bien s’occuper à amuser une petite fille.

Cette attitude ne varia aucunement par la suite. Lise était constamment traitée en enfant. Parfois, sans motif apparent, il lui montrait une froideur sévère, et la tremblante petite fiancée, tout éperdue, cherchait en vain ce qu’elle avait pu dire ou faire contre son gré. Déjà elle sentait s’appesantir sur elle une inflexible volonté. Serge la considérait comme lui appartenant et parlait en maître.

Lise, venez avec moi dans le jardin… Gardez votre coiffure d’enfant, je préfère cela pour le moment… Je vous emmène en automobile à Périgueux…

Tout cela du ton péremptoire d’un homme accoutumé à voir tout plier devant sa volonté.

Mme de Subrans avait cependant essayé d’objecter que cette promenade à deux n’était pas conforme aux usages français, mais il avait répondu simplement par un ironique sourire, et, les deux jours suivants, avait emmené Lise un peu plus loin encore.

Catherine courbait la tête. Le prince Ormanoff lui avait trop bien fait comprendre qu’elle, moins que tout autre, pouvait se targuer de droits sur sa belle-fille.

Un matin, en arrivant à la Bardonnaye, Serge trouva sa fiancée occupée à repriser du linge. C’était une tâche qu’elle assumait souvent pour aider sa belle-mère, et elle le faisait de grand cœur, car l’empressement à soulager autrui ou à lui faire plaisir était un des traits de sa belle petite nature.

À quoi travaillez-vous là ? dit sèchement de prince. Voulez-vous bien me laisser cela !

Et, prenant la serviette des mains de Lise tout abasourdie, il la jeta au loin sur une chaise.

Je ne veux pas que vous vous abîmiez les doigts à des horreurs pareilles, ajouta-t-il. Seules, quelques broderies délicates seront tolérées par moi.

La pauvre Lise se trouvait complètement désemparée. Était-ce donc vraiment une existence oisive et inutile qui lui était préparée, à elle si laborieuse, et qui aimait tant le travail sous toutes ses formes ? Seule, la musique semblait trouver grâce devant Serge Ormanoff, — et encore ne permettait-il pas une musique trop savante qui ne convenait pas à une cervelle féminine, avait-il déclaré avec son habituelle hauteur dédaigneuse.

Six jours après les fiançailles, Mme de Subrans, Lise et le prince partirent pour Paris. Serge avait décidé qu’il fallait y aller commander le trousseau et les toilettes de la future princesse. Catherine et sa belle-fille descendirent dans un hôtel de la rive gauche, où, chaque jour, une des voitures du prince Ormanoff vint les chercher pour les conduire dans les magasins les plus renommés. C’était Serge lui-même qui choisissait les toilettes, chapeaux, fourrures. Il lui imposait son goût — qui était, du reste, très sûr, car il avait le sens très vif de la beauté — à la petite fiancée craintive, un peu ahurie, elle qui n’avait jamais été plus loin que Périgueux, et ignorait toutes les recherches du luxe et de la vanité qui s’étalaient devant elle. Son avis n’était jamais demandé. Quand Serge avait décidé, tout était dit, il ne restait qu’à s’incliner.

Pourtant, un jour, Lise s’insurgea. Elle avait été avec sa belle-mère essayer des toilettes de bal chez un des plus célèbres couturiers parisiens. Mais, quand elle vit le décolletage assez prononcé qui avait été fait, elle rougit et dit vivement :

Jamais je ne porterai cela ! Il faudra faire monter ce corsage plus haut, madame.

La première s’exclama :

Mais ce n’est rien, cela, mademoiselle ! C’est un décolletage modéré. Vous avez des épaules délicieuses, bien qu’un peu frêles encore, il faut les montrer, légèrement, tout au moins.

Non, je ne le veux pas, dit Lise d’un ton ferme. Vous changerez ce corsage, je vous prie.

Mon enfant, n’exagère pas ! murmura à son oreille Mme de Subrans pour qui une semblable délicatesse d’âme demeurait incompréhensible, car, jeune fille, elle avait été follement mondaine. Songe d’ailleurs que Serge sera très mécontent.

Je lui en parlerai moi-même. Mais jamais je ne porterai cela, dit résolument Lise.

Lui en parler ! C’était facile à dire, mais autrement difficile à faire ! Pourtant, telle était l’énergie latente dans l’âme de Lise qu’elle n’hésita pas, le soir de ce jour, à aborder la question à la fin du dîner, pris dans le petit salon d’un restaurant à la mode où le prince avait conduit sa fiancée et Mme de Subrans.

Dès les premiers mots, Serge fronça les sourcils.

Qu’est-ce que cela ? Vous avez décidé ce changement de votre propre autorité ?

Mais non, vous le voyez, Serge, puisque je vous en parle.

Ses lèvres tremblaient un peu, et elle était délicieusement touchante ainsi, avec ses beaux yeux craintifs, timidement levés vers lui.

Les sourcils blonds se détendirent, Serge leva légèrement les épaules…

Folle petite fille ! Je veux bien être indulgent pour cette fois, d’autant plus que vos femmes de chambre auront vite fait de remettre les choses en état quand il le faudra… Mes compliments sur l’éducation sérieuse que vous lui avez donnée, Catherine ! ajouta-t-il avec une imperceptible ironie, en se tournant vers sa cousine.

Il traitait généralement Mme de Subrans en quantité négligeable, ne lui témoignant qu’une stricte politesse et paraissant la considérer à peu près uniquement comme le chaperon de Lise. Catherine, nature cependant autoritaire, se soumettait passivement à toutes ses volontés, traînant Lise de magasin en magasin, malgré son état de fatigue que l’air de Paris augmentait encore, et suivant aveuglément ses instructions au sujet des achats à faire pour la jeune fiancée. Serge, par le secret qu’il détenait, la gardait complètement en sa puissance.

Les deux femmes étaient exténuées lorsque, au bout de dix jours, elles reprirent le chemin de Péroulac, sans que Lise, durant cette course continuelle de fournisseur en fournisseur, eût pu voir de Paris ce qu’elle désirait surtout connaître : les musées, les églises, les monuments historiques et les environs, tels que Versailles et Saint-Germain, dont les noms hantaient sa jeune intelligence où l’étude de l’histoire se trouvait toute fraîche encore.

Le prince Ormanoff était parti pour Petersbourg, où l’appelaient quelques affaires. Il ne reparut à la Bourdonnaye que trois jours avant le mariage. Ce temps avait paru bien court à Lise, qui se sentait plus légère et plus elle-même en sachant loin, très loin ce fiancé pour lequel elle éprouvait une crainte insurmontable. Combien la date redoutée approchait vite !

Oh ! maman, n’y a-t-il pas moyen de faire autrement ? murmura-t-elle en prenant congé de sa belle-mère, un soir où l’angoisse l’étreignait plus fortement.

Le visage blafard de Mme de Subrans se crispa un peu, tandis qu’elle répondait :

Mais non, Lise, il n’y a aucune raison pour cela. Voyons, Serge est très bon pour toi. Sa nature est autoritaire, mais il t’aimera beaucoup si tu es gentille et bien soumise, comme il convient à ton âge.

J’ai peur de lui, soupira Lise. Quand je pense qu’il va m’emmener si loin de vous !

* * *

C’était une pensée qui la faisait frissonner, tandis qu’au matin du jour redouté sa belle-mère, dont le visage était affreusement altéré, l’aidait à revêtir la longue robe de soie souple garnie d’admirables dentelles, exécutée d’après un dessin fait par le prince Ormanoff. Sur les épaules de la tremblante petite mariée, Mme de Subrans jeta un vêtement tout en renard blanc, d’un prix inestimable, que Serge avait rapporté de Petersbourg… Et, à la sortie de l’église, bien des regards envieux couvrirent la jeune épousée ainsi royalement vêtue. Mais d’autres personnes hochèrent la tête en regardant la physionomie altière et fermée du prince Serge, et le beau visage de Lise, si pâle et si doux.

C’est un mariage magnifique… mais sera-t-elle heureuse ? songeait-on.

Et Mme des Forcils, revenue pour assister au mariage de sa petite amie, pleura et pria de toute son âme pendant la cérémonie ; car, en rencontrant tout à l’heure au passage les beaux yeux qu’elle connaissait si bien, elle y avait lu une souffrance profonde et une douloureuse anxiété.



A suivre...

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