Chapitre XIII

Chapitre XIII

Pendant quelques minutes, Lise demeura interdite, se demandant si elle n’était pas la proie d’un songe.

Mais non, elle sentait encore sur son front la chaleur de ce baiser. Et c’étaient bien aussi les lèvres de Serge qui avaient prononcé ces paroles si inattendues.

Que signifiait cela ? De plus en plus, il était pour elle l’énigme. Fallait-il penser que cette âme de marbre s’amollissait quelque peu ?

Oh ! si Dieu permettait ce miracle !

Un frémissement d’émotion agitait la jeune femme. Son regard tomba sur le livre d’heures posé sur la table à côté d’elle, un vieux volume dans lequel, avant elle, avaient prié plusieurs dames de Subrans. Elle l’ouvrit et prit entre ses doigts une image peinte pour elle par Gabriel des Forcils. Au verso étaient inscrits ces mots : “À ma chère petite amie Lise de Subrans. — Son tout dévoué en Notre-Seigneur : Gabriel.

Au recto, sous une croix lumineuse entourée de lis et de violettes, de fines lettres d’or redisaient la parole consolatrice : “Qui sème dans les larmes moissonnera dans l’allégresse.

Gabriel, priez pour que le Seigneur miséricordieux fasse retomber mes larmes sur cette âme, pour l’adoucir et l’amener à lui ! murmura la jeune femme.

À ce moment, on frappa à la porte. Lise ne put réprimer un sursaut en voyant apparaître Varvara.

Pardonnez-moi de vous déranger ! Mais un malheureux sollicite votre présence. Voici de quoi il s’agit : Ivan Borgueff, le sommelier, s’étant enivré hier, le fait a été porté à la connaissance du prince Ormanoff, qui lui a fait signifier son congé immédiat. Le pauvre homme — un très ancien serviteur — s’en est trouvé si saisi qu’il a été frappé d’une congestion. D’après le docteur Vaguédine, il n’a guère que deux ou trois jours à vivre. J’ai été le voir tout à l’heure. Sa langue est embarrassée, mais il a pu m’expliquer qu’il souhaitait vous parler.

À moi ! dit Lise avec surprise. Je ne connais pas du tout ce pauvre homme, cependant.

Il prétend avoir un fait de grande importance à vous révéler. Agissez, du reste, comme bon vous semblera. Mais il me semble que la charité exigerait que vous répondissiez à l’appel de ce malheureux.

En effet. Voulez-vous me montrer le chemin, Varvara ?

Tout en suivant Mlle Dougloff, Lise se sentait fort intriguée. Que pouvait donc lui vouloir ce serviteur, qu’elle ne se souvenait pas même avoir aperçu, la domesticité étant si nombreuse à Kultow ?

Varvara la laissa à la porte de la chambre d’Ivan. Le sommelier, un septuagénaire la veille encore alerte et vigoureux, était étendu sans mouvement sur son lit. À l’entrée de la jeune princesse, ses yeux voilés parurent reprendre un peu de vie, une de ses mains, moins atteinte que l’autre par la paralysée, se leva légèrement…

Vous désirez me parler ? dit doucement Lise en se penchant vers lui.

Oui, Altesse… On m’a dit que je devais vous révéler… que vous deviez savoir…

Sa langue se mouvait difficilement, déjà gagnée par la paralysie.

… Je sais qui a essayé de tuer la mère de Votre Altesse. J’ai vu desceller les vieilles pierres des marches de la tour, en haut de laquelle était montée la princesse Xénia… Après l’accident, je le dis au prince Cyrille et au prince Serge. Ils m’ordonnèrent le secret… Mais on m’a assuré que je devais vous apprendre, avant de mourir…

Quoi ! ma mère a été victime d’une tentative criminelle ? s’écria Lise avec effroi.

Oui… La comtesse Catherine était jalouse de sa cousine, parce qu’elle aussi aimait M. de Subrans…

La comtesse Catherine ? bégaya Lise.

C’est elle qui descella les pierres… je l’ai vue. Je le jure sur les saintes images !

Lise chancela et se retint au lit pour ne pas tomber.

Ce n’est pas possible !… Oh ! non ! non !

Si, c’est vrai… Oh ! j’ai eu de la peine à ne pas parler !…

Il balbutia encore quelques mots indistincts, puis se tut. Sa langue semblait lui refuser tout à coup le service.

Varvara entra à ce moment, et, tout en jetant un coup d’œil de côté sur le visage bouleversé de la jeune femme, se pencha sur Ivan dont elle essuya le front moite.

Reposez-vous, Ivan. Vous avez tenu à parler, malgré la défense du docteur Vaguédine, mais c’est assez, c’est trop.

Lise, incapable de prononcer une parole, sortit de la pièce et se réfugia dans sa chambre. Là, glacée d’horreur, elle se jeta à genoux devant son crucifix.

Était-il possible que cette chose épouvantable fût vraie ?… Que sa belle-mère ?…

Oh ! non, non, cet homme avait menti, ou plutôt sa raison s’égarait !… Oui, c’était cela certainement ! Les ravages produits par la congestion le faisaient divaguer…

Et d’ailleurs, elle avait un moyen bien simple de savoir la vérité : c’était d’aller trouver le prince Ormanoff et de lui rapporter les paroles du sommelier.

Dès les premiers mots, il me dira que je suis folle d’y avoir accordé seulement un instant d’attention ! pensa-t-elle.

Elle se leva… Mais alors, mille faits jusque-là insignifiants pour elle surgirent à sa mémoire : l’émoi de Mme de Subrans à l’apparition du prince Ormanoff à la chasse des Cérigny, l’attitude si froide, tout juste polie de Serge, la gêne extrême que semblait éprouver devant lui sa cousine… Elle avait un peu en ces moments-là l’attitude d’une coupable…

Lise se rappelait tout à coup que jamais elle n’avait vu se rencontrer les mains de Serge et de Catherine.

Non ! non !… Oh ! c’est trop épouvantable de m’arrêter seulement à cette idée ! murmura-t-elle en se tordant les mains.

Le bruit d’une porte qui s’ouvrait dans le salon voisin se fit entendre à ce moment. Qui venait là ? Il n’y avait que Serge pour entrer ainsi sans s’annoncer…

Que lui voulait-il ? Le souvenir des paroles et du baiser de tout à l’heure, éloigné par l’affreuse révélation qui venait de lui être faite, reparut et fit battre un peu plus vite son cœur.

Et il arrivait si bien ! Elle allait lui parler aussitôt de la confidence du sommelier…

Elle s’avança vivement et entra dans le salon.

Serge était débout, près de la petite table sur laquelle demeurait ouvert le livre d’heures… Et, entre ses doigts, il tenait l’image de Gabriel.

Il leva les yeux, et Lise s’immobilisa, frissonnante, sous ce regard sombre.

Approchez, Lise… Et dites-moi comment vous avez osé conserver ceci, après l’injonction que je vous ai faite d’avoir à oublier tout votre passé.

Un frémissement inaccoutumé courait sur sa physionomie, toujours si impassible à l’ordinaire, et les vibrations irritées de sa voix n’avaient pas la glaciale froideur habituelle dans ses colères elles-mêmes.

Comme la jeune femme demeurait immobile, saisie par cette apostrophe, il s’avança de quelques pas.

Répondez ! Pourquoi avez-vous conservé cette image ? Vous pensez encore à cet étranger ?

Elle reprenait un peu possession d’elle-même, et le ton dur de Serge éveilla en elle une soudaine impression de révolte.

Certes, j’y pense ! dit-elle d’un ton vibrant. Je n’ai pas coutume d’oublier mes amis, ceux qui m’ont aimée et que j’ai aimés !

Jamais encore Lise n’avait vu dans les yeux de son mari cette expression de sombre violence qui, tout à coup, transformait la physionomie de Serge. Il s’avança encore, et, posant sa main sur l’épaule de la jeune femme, qui chancela presque sous le choc, il approcha son visage du sien.

Vous l’avez aimé ? Et ceci est un souvenir de lui ?… un cher souvenir ? Eh bien ? voici ce que j’en fais.

D’un geste violent, il déchira l’image et en jeta au loin les morceaux.

Voilà le sort de tout ce qui vous rappellera le passé ! dit-il d’une voix qui sifflait entre ses dents serrées. Vous devez m’aimer à l’exclusion de tous, parents ou amis, et sans qu’aucun retour de l’autrefois vienne s’insinuer dans votre cœur, où je dois régner seul.

Vous aimer !… Vous, vous, mon bourreau !… Vous qui me faites tant souffrir, et qui imaginez même, après m’avoir privée des consolations de la religion, de m’interdire le souvenir sacré de l’amitié d’un saint, — d’un saint qui a quitté ce monde !

Elle se redressait devant lui, grandie soudain par l’indignation et la douleur, les yeux étincelants, belle d’une surnaturelle beauté de chrétienne intrépide. Elle n’était plus en ce moment l’enfant craintive, mais une femme révoltée devant l’injustice, devant la tyrannie morale qui prétendait s’exercer sur elle.

… Vous pouvez exiger bien des choses, mais il en est trois que vous ne m’imposerez pas : l’abandon de mes croyances, l’oubli de mes affections de famille et d’amitié… et l’amour pour celui qui n’a voulu considérer en moi qu’une pauvre chose sans âme, bonne à pétrir selon sa fantaisie !

Elle se détourna brusquement et se dirigea vers sa chambre. Elle sentait que ses forces allaient la trahir, et elle ne voulait pas défaillir devant lui.

Il fit un mouvement en avant, comme pour la rejoindre. Mais il tourna tout à coup les talons, et, le visage raidi, les yeux durs, il sorti du salon.

Stépanek, qui ouvrit devant lui la porte du cabinet de travail, songea avec un petit frisson d’inquiétude :

Gare à qui bronchera aujourd’hui !

Pendant quelques instants, Serge arpenta d’un pas saccadé la vaste pièce. Il s’arrêta tout à coup, en écrasant de son talon le magnifique tapis d’Orient.

Lâche !… lâche que je suis ! murmura-t-il d’un ton de sourde fureur. Si mon aïeul me voit de sa tombe, il doit se demander quel misérable sang coule maintenant dans mes veines ! Dire que j’ai été au moment de me jeter aux pieds de cette enfant qui me bravait !… moi, son mari, son maître ! Elle me rend fou ! Mais je saurai me vaincre… et la réduire à la soumission complète.

Il se remit en marche, puis s’arrêta de nouveau, le front contracté.

La faire souffrir encore !… Non, je ne puis plus ! murmura-t-il d’une voix étranglée. Déjà, tout à l’heure… C’est la faute de ce Gabriel… de cet ami qu’elle n’oublie pas, qui l’a aimée, qu’elle a aimé… qu’elle aime peut-être encore, et que je hais, moi ! Comme elle a défendu le droit à son souvenir !… Et moi, elle me déteste…

Il s’interrompit en laissant échapper une sorte de ricanement.

Que m’importe ! pourvu qu’elle me craigne et m’obéisse. Un Ormanoff se soucie peu d’être aimé… Allons, il convient de faire trêve à ces rêvasseries indignes d’un cerveau masculin. J’ai une exécution à accomplir ce soir.

Il sonna et donna l’ordre à Stépanek de prévenir Mlle Dougloff qu’il désirait lui parler.

* * *

Quand Varvara entra, Serge se tenait débout près de son bureau. Il inclina légèrement la tête en réponse au salut toujours humble de sa cousine et dit froidement :

Je voulais vous informer moi-même qu’un petit colis à votre adresse s’est égaré, a été ouvert par mégarde… et que j’y ai trouvé ceci.

Il prit sur le bureau une revue jaune pâle, zébrée de rouge, et la tendit à Varvara.

Une pâleur cendreuse couvrit le visage de Mlle Dougloff, un tremblement subit agita ses mains.

C’est bien à vous, n’est-ce pas ?

Elle répondit d’une voix un peu sourde :

Oui, c’est à moi, Serge Wladimirowitch.

Mes compliments ! Vous vous abreuvez à des sources quelque peu… volcaniques, Varvara Petrowna. J’ai même pu constater, en feuilletant cette publication légèrement incendiaire, que vous preniez à sa rédaction une part active. N’ayant aucun droit légal sur vous, je ne puis que constater votre entière liberté à ce sujet. Mais, tant que je serai le maître ici, Kultow n’abritera jamais de révolutionnaires, — et surtout des révolutionnaires en jupon, les pires qui existent. Vous voudrez bien vous organiser pour trouver, avant la fin du mois, et hors de mes domaines, un autre toit où vous pourrez élaborer en paix le programme des sociétés futures.

Elle l’écoutait sans faire un mouvement, comme médusée. Ses longues et molles paupières cachaient son regard, mais les cils battaient fébrilement, et, sur la revue qu’elle avait prise des mains de Serge, ses doigts se crispaient, froissant la couverture étrange.

Aux derniers mots du prince, elle laissa échapper une sorte de gémissement :

Vous me chassez !

Elle glissa à genoux, en levant vers Serge ses yeux à demi-découverts qui suppliaient.

Serge, par pitié… Pardonnez-moi ces folles idées, cette sympathie déjà évanouie pour des doctrines que vous réprouvez ! Jamais vous ne les retrouverez en moi ! Ce sont des divagations de cerveau en délire, auxquelles, pauvre isolée, j’ai pu me laisser prendre un instant… Serge, pardonnez-moi ! Ne me chassez pas de votre demeure, de votre présence. Ma vie est ici, dans l’ombre de celui que l’humble Varvara vénère comme un dieu, et qu’elle voudrait servir à genoux !

Elle parlait d’une voix basse et tremblante, en courbant la tête et en joignant les mains.

Je n’ai vraiment que faire d’un aussi ardent dévouement ! dit la voix mordante de Serge. Vous pourrez trouver à l’employer plus utilement ailleurs, Varvara Petrowna… pour la cause de la révolution, par exemple. Vraiment, qui se serait douté que vous cachiez de telles flammes sous une aussi paisible apparence ! Je ne parle pas pour moi, naturellement, car depuis longtemps je vous avais devinée. Les yeux baissés ne m’ont jamais trompé.

Varvara leva la tête, et cette fois, les prunelles jaunes apparurent tout entières, étincelèrent sous l’ombre légère des cils pâles.

Vous savez alors que, si vous m’aviez choisie, vous auriez trouvé en moi l’esclave de vos rêves, dont vous auriez possédé l’âme tout entière, et qui ne vous aurait pas disputé une bribe de sa conscience, elle !

Un regard d’indicible mépris tomba sur elle.

Une âme d’esclave ? Avec de l’or, j’en achèterais. Mais une belle âme pure et intrépide, que l’attrait du luxe et de la vanité ne peut réduire, qui résiste à la force toute-puissante et préférerait mourir que de céder à ce que sa conscience réprouve, voilà ce que j’admire, ce que je respecte, ce que je vénère au-dessus de tout.

Varvara se releva brusquement, le visage blêmi.

Cette âme-là ne vous aime pas, Serge Ormanoff ! dit-elle d’une voix rauque.

Le front de Serge eut une imperceptible contraction.

Qu’en savez-vous ? riposta-t-il d’un ton hautain. Mais, du reste, cela vous importe peu, j’imagine ? Vous vous êtes égarée là dans des sentiers qui nous éloignent de notre sujet, — c’est-à-dire de votre départ. Réflexion faite, je crois que vous pourriez être prête à quitter Kultow dans huit jours. Vous trouverez bien un couvent pour vous recevoir provisoirement, — à moins que quelque sœur en révolution ne vous offre l’abri de son toit.

Un sursaut secoua Varvara. Sur son teint blanc, une pâleur livide s’étendit, gagnant jusqu’aux lèvres. Lentement, les paupières s’abaissèrent sur les yeux où venait de passer une lueur étrange, — désespoir, fureur ou haine, tout cela ensemble peut-être.

Je partirai avant, Serge Vladimirowitch, dit-elle d’un ton calme.

Elle se détourna, gagna la porte… mais, au moment de l’ouvrir, elle se détourna de nouveau…

Vous êtes vaincu cette fois, prince Ormanoff !

Elle sortit sur ces mots, jetés d’un ton d’ironie mauvaise qui fit tressaillir Serge.

Vaincu ! vaincu !… et par une enfant ! murmura-t-il en retombant sur son fauteuil. Un Ormanoff !… Elle l’a deviné, cette vipère ! Ah ! mes aïeux doivent s’agiter dans leurs tombes, devant la lâcheté de leur descendant ! C’est son âme qui m’attire, qui m’émeut jusqu’au fond du cœur ! et je la martyrise ! En ce moment, elle pleure sans doute, elle souffre… Et un mot de moi — ce que je brûle de lui dire — sécherait les larmes de ces yeux admirables que j’aime plus que tout, parce qu’ils reflètent son âme. Je la verrais sourire peut-être ! — non du sourire contraint et timide qu’elle a toujours devant moi, mais du sourire de la femme confiante et aimée…

Il se leva si brusquement que son lourd fauteuil tomba à terre, réveillant en sursaut Fricka et Ali.

Je divague ! Elle me fait perdre la tête !… Stépanek !… Ramasse ce fauteuil et préviens qu’on me serve à dîner ici, ce soir.

Il ouvrit la porte, s’engagea dans un escalier couvert d’un épais tapis et gagna la bibliothèque, où il s’absorba dans l’examen des vieilles paperasses.



A suivre...

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