Chapitre XIV

Chapitre XIV

La tempête de neige avait cessé le lendemain, et le ciel était si pur, le soleil si doux que Lise se décida vers dix heures à faire une courte promenade dans le parc, pour remettre un peu son visage défait par une nuit d’insomnie.

Sacha ayant une bronchite, elle ne pouvait demander sa compagnie. Et d’ailleurs, aujourd’hui, elle préférait être seule. Une lourde tristesse pesait sur son cœur. La scène de la veille l’avait bouleversée profondément, et d’autant plus que l’attitude du prince Ormanoff, depuis quelque temps, avait pu lui donner un très léger espoir de le voir s’adoucir quelque peu. Rien n’était changé : il était toujours l’implacable despote qui prétendait annihiler en elle toute liberté morale ; il était toujours l’être sans pitié et sans justice qui se jouait de la souffrance d’une jeune femme sans défense, le maître ombrageux qui ne craignait pas de s’attaquer au souvenir d’un mort.

Qu’allait-il faire aujourd’hui ? Comment punirait-il l’enfant audacieuse qui avait osé, hier, lui lancer au visage de telles paroles ?

En se les rappelant, Lise se demandait comment elle avait pu les prononcer… et comment surtout il ne l’en avait pas châtiée sur l’heure.

Elle ne perdrait rien pour attendre. Mais après tout, un peu plus, un peu moins de souffrance !… La douleur silencieuse serait le lot de son existence, près du tyran au cœur impitoyable qui la tiendrait en son pouvoir jusqu’au jour où Dieu la délivrerait par la mort.

Elle marchait lentement, les yeux fixés droit devant elle, l’esprit tout occupé de ses tristes pensées. Un bruit de pas derrière elle lui fit pourtant tourner la tête. C’était Varvara enveloppée dans sa pelisse fourrée.

Vous vous promenez, princesse ? dit-elle en serrant la main que lui tendait la jeune femme. Moi, je vais voir une pauvre famille misérable, tout près d’ici.

Vous vous occupez des pauvres ?

Un peu, oui, autant que me le permettent mes faibles moyens.

Je voudrais bien le faire aussi ! dit Lise avec un soupir. Mais je crois bien inutile d’y songer.

Oh ! certainement ! le prince Ormanoff ne vous le permettrait jamais. Il ne se soucie guère des malheureux, du reste… Ceux que je vais visiter ont été jetés dans la misère par ses ordres, pour une peccadille.

Le cœur de Lise eut un sursaut d’indignation. Ah ! comme elle le connaissait bien là !

Lentement, Varvara se remettait en marche, et elle la suivait, écoutant la voix apitoyée qui disait avec une pathétique émotion les souffrances de ces pauvres gens…

Mais je vais trop loin ! dit-elle tout à coup. Il faut que je retourne…

Ne voulez-vous pas venir jusque chez ces malheureux ? C’est si près maintenant ! Et ce serait une telle consolation pour eux !

Lise hésita un instant… Mais, après tout, pourquoi pas ? Elle essaierait ainsi de réparer quelque peu, par sa compassion, la dureté du prince Ormanoff.

Elle suivit donc Varvara, cette fois hors du parc. Mlle Dougloff marchait d’un pas sûr, en personne qui connaît son but.

Tout à coup, un hurlement retentit.

Lise s’arrêta brusquement.

Qu’est-ce que cela ?

Les loups, dit tranquillement Varvara.

Les loups ! balbutia Lise en pâlissant d’effroi.

La tempête les avait confinés dans la forêt ; ils sortent aujourd’hui et se rapprochent des lieux habités pour trouver une proie. Mais ne vous tourmentez pas, nous avons le temps d’atteindre une isba toute proche.

Rassurée par ce calme, Lise suivit sa compagne, qui marchait hâtivement.

En quelques minutes elles arrivaient à une isba de minable apparence.

Elle est déserte, mais nous pourrons nous y enfermer, dit Varvara.

Au même moment, des hurlements se firent entendre, tout près cette fois.

Lise et Varvara s’élancèrent à l’intérieur et refermèrent soigneusement la porte.

Les voilà ! dit Mlle Dougloff, qui s’était approchée de l’étroite petite fenêtre.

Lise s’avança à son tour et réprima un cri de terreur. Il y avait là sept ou huit loups de forte taille, qui dardaient leurs yeux jaunes sur cette demeure où se cachait la proie convoitée.

Oh ! Varvara, comment allons-nous faire ?

Mais simplement attendre qu’on vienne nous délivrer. S’il n’y avait que moi, ce pourrait être plus long, car Varvara Dougloff est un personnage de si petite importance qu’on ne s’apercevrait pas très vite de son absence. Mais il n’en est pas de même de la précieuse petite princesse dont la mort jetterait dans le désespoir ce pauvre Serge… Pourquoi me regardez-vous comme cela ? Ignorez-vous qu’il vous aime comme un fou ?

Vous divaguez, je pense, Varvara ? balbutia la jeune femme.

Un léger ricanement s’échappa des lèvres de Varvara.

Ah ! pauvre innocente ! Je le connais, moi, voyez-vous. À force d’hypnotiser mon regard et ma pensée sur lui, je sais discerner toutes les impressions sur cette physionomie qui est pour les autres une énigme. J’y ai lu son secret dès le jour de votre arrivée à Cannes… et j’avais prévu d’avance quel serait le vaincu dans la lutte soutenue entre son orgueil et son cœur. Je le connais, vous dis-je ! Un jour, je l’ai vu ramasser une fleur tombée de votre ceinture, la porter à ses lèvres, puis la jeter au loin avec colère. Vous comprenez, Serge Ormanoff obligé de s’incliner devant une femme, devant une enfant de seize ans qui lui a tenu tête, c’est dur, et la résistance est terrible… Mais la victoire n’en aurait été que plus enivrante, n’est-ce pas, princesse ?

Lise, les yeux un peu dilatés par la stupéfaction, l’écoutait, interdite et troublée par l’étrange regard qui l’enveloppait. Au dehors, les loups hurlaient…

… Et, pendant ce temps, un autre cœur endurait tous les tourments. Il y a treize ans, une fillette arrivait avec sa mère à Kultow, et était présentée au prince Ormanoff, un tout jeune homme alors, mais aussi orgueilleux, impénétrable et dédaigneux qu’aujourd’hui. Un regard empreint de la plus indifférente froideur tomba sur l’enfant… Et pourtant, ces yeux, qui avaient la teinte changeante et mystérieuse de nos lacs du Nord, ces yeux fascinants par leur froideur même enchaînèrent à jamais Varvara Dougloff. Au fond de son cœur, elle dressa un autel à celui qui ne daigna jamais s’apercevoir de ce culte silencieux. Le jour où il épousa Olga Serkine, elle pensa sérieusement à se donner la mort. Pourtant elle continua à vivre, trouvant malgré tout une âpre jouissance à le contempler, à entendre sa voix, à suivre de loin le sillage de son existence. Mais elle détestait Olga, naturellement… Et, un jour, une occasion favorable se présentant, elle “aida” l’accident qui coûta la vie à la femme et au fils de Serge Ormanoff.

Lise eut un cri d’horreur, en reculant brusquement.

Varvara !… Quelle épouvantable histoire me racontez-vous là ? bégaya-t-elle.

Une lueur satanique brilla dans les yeux de Varvara.

Oh ! c’est une histoire vraie ! La pauvre dédaignée espérait que, peut-être, son cousin, veuf, s’aviserait de s’apercevoir qu’une créature était là, près de lui, qui ne demandait qu’à prendre la chaîne dont son despotisme avait chargé sa première femme, et qui, mieux encore que celle-ci, lui aurait livré son âme tout entière pour qu’il la pétrît, qu’il la transformât selon sa volonté. Hélas ! il vous vit !… Et, cette fois, ce n’était pas Olga, cette créature insignifiante qui n’avait pour elle que sa beauté, mais qui n’était qu’une pâte molle, une jolie statue sans intelligence que Serge n’avait jamais réellement aimée. Vous étiez une âme, vous, et c’est votre âme qui l’a vaincu. Par votre résistance à ses volontés, vous avez conquis l’amour de ce cœur orgueilleux. Triomphez donc, princesse !… Hâtez-vous de savourer ce secret que je vous livre, car la méprisée va se venger.

Un frisson de terreur secoua Lise. Une atroce expression de haine se lisait sur la physionomie de Varvara, convulsée par la passion… Et elle était seule avec cette femme, plus forte qu’elle certainement, malgré sa petite taille…

… Je veux me venger de Serge, qui m’a chassée hier, et de vous que je hais. Il y aura tout à l’heure une criminelle de plus dans la famille… Qu’est-ce que vous dites de la manière dont votre belle-mère cherchait à se débarrasser de sa cousine ? Cela vous a fait plaisir de connaître ce petit secret, n’est-ce pas ? Je le pensais bien, c’est pourquoi j’ai engagé Ivan Borgueff, que j’avais entendu parler en un de ses moments d’ivrognerie, à vous l’apprendre. Elle était aussi jalouse, Catherine… Mais son moyen ne me plaît pas. Je préfère agir plus franchement. Tout d’abord, j’avais préparé ceci…

Elle sortait de dessous ses vêtements un long poignard.

… Mais les circonstances viennent de me faire trouver mieux. Je vois d’ici les terribles nuits que passera Serge, en se représentant sa Lise bien-aimée déchirée toute vivante par la dent des fauves, en croyant entendre ses appels et ses cris de douleur. Ah ! quelle douce chose que la vengeance, princesse !

Elle approchait son visage, hideusement contracté, de celui de la jeune femme qui reculait en frissonnant de terreur sous ce regard semblable à celui des fauves qui hurlaient, dehors, en réclamant leur proie. Déjà, les mains de Varvara saisissaient les siennes, y enfonçaient leurs ongles aigus…

Lise comprit qu’elle était perdue, si un miracle ne la sauvait. À la pensée de la mort atroce qui se préparait, elle se sentit défaillir d’horreur, et du fond de son cœur, un appel éperdu jaillit vers le ciel…

Varvara l’enlaça, l’entraîna vers la porte. Elle essaya de lutter. Mais comme elle l’avait pensé, Mlle Dougloff était douée d’une extrême force nerveuse, décuplée en ce moment par la passion furieuse.

Serrant d’une main contre elle la jeune femme à demi évanouie, Varvara ouvrit rapidement la porte et poussa au dehors sa victime qui tomba sur le sol. Les fauves, étonnés, eurent un mouvement de recul. Puis ils se ruèrent sur cette proie si inopinément offerte à leurs convoitises…

Plusieurs coups de feu retentirent. Trois loups tombèrent… Les autres s’arrêtèrent… Seul l’un d’eux, plus affamé ou moins peureux que les autres, s’élança sur Lise et saisit le bras de la jeune femme entre ses dents aiguës.

Mais une balle le coucha à terre… Et plusieurs hommes surgissant, le fusil à la main, eurent promptement raison des autres carnassiers, dont deux, seulement blessés, réussirent à s’enfuir.

Un de ces hommes — c’était le garde forestier naguère châtié par le prince Ormanoff — s’approcha et se pencha vers la jeune femme.

Mais c’est la princesse ! dit-il avec stupéfaction.

Il l’enleva entre ses bras et voulut ouvrir la porte. Mais celle-ci était fermée de l’intérieur.

Qu’est-ce que ça veut dire ?… Piotre, enfonce-moi cela !

Piotre, un hercule, appuya son épaule contre la porte, qui craqua et céda.

Alors, au fond de la petite salle, les hommes aperçurent Varvara, pâle, les yeux étincelants de rage…

Sauvée !… Ah ! quelle malédiction est sur moi ! murmura-t-elle.

D’un geste prompt, elle sortit son poignard, l’enfonça dans sa poitrine et tomba sur le sol.

Quand Piotre se pencha sur elle, ses yeux étaient vitreux et son sang s’échappait à flots.

Je crois que c’est fini, par là… Mais, dis donc, Michel, comprends-tu ?…

Ce n’est pas le moment de chercher à comprendre. La pauvre princesse est blessée au bras et elle ne bouge pas plus que si elle était morte. Je vais vite l’emporter au château. Quant à celle-ci, elle n’a plus besoin de rien. Le maître dira ce qu’on doit en faire. Mais le plus pressé est de soigner la princesse.

Et Michel, avec l’aide d’un de ses compagnons, emporta la jeune femme inanimée, dont le bras, atteint par les crocs du carnassier, saignait abondamment.

Comme ils s’engageaient dans le parc, ils aperçurent le prince Serge qui arrivait d’un pas rapide. À la vue du fardeau porté par ces hommes, il s’élança, et les gardes s’arrêtèrent instinctivement, stupéfaits devant cette physionomie bouleversée.

Qu’est-il arrivé ? dit-il d’une voix rauque.

La princesse allait être dévorée par les loups… Nous sommes arrivés à temps…

Déjà, Serge enlevait entre ses bras la jeune femme. Seul, il l’emporta au château. Il courait presque, comme si ce fardeau n’eût rien pesé pour lui.

Tandis que sur un ordre bref jeté au passage, des domestiques allaient en hâte chercher le docteur Vaguédine, il gagna l’appartement de sa femme et déposa Lise sur une chaise longue. Dâcha, pâle et tremblante, enleva les vêtements fourrés et mit à nu le joli bras blanc atteint par les dents du fauve.

Et ses mains, ses pauvres petites mains, qui donc les lui a mises en cet état ? balbutia la femme de chambre d’un air navré.

Elle recula tout à coup, tandis que sa physionomie exprimait l’ahurissement le plus complet. Le prince Ormanoff s’agenouillait près de la chaise longue et couvrait de baisers les mains déchirées par les ongles aigus de Varvara.

Jamais Dâcha, ainsi qu’elle le déclara plus tard, n’aurait pu penser que cette physionomie fût susceptible d’exprimer à un tel degré l’angoisse et la douleur.

Le docteur Vaguédine apparut presque aussitôt. Il banda le bras, puis s’occupa de mettre fin à l’évanouissement qui se prolongeait.

Toujours agenouillé, Serge entourait de son bras le cou de Lise et appuyait sur sa poitrine la tête inerte. Quand la jeune femme ouvrit les yeux, ce fut son visage qu’elle aperçut d’abord.

Et, dans la demi-inconscience où elle se trouvait encore, elle eut un instinctif mouvement d’effroi.

Une voix tendre murmura à son oreille :

Ne crains rien, ma Lise, ma petite reine ! Je t’aime, et tu feras de moi ce que tu voudras.

Un effarement s’exprima dans les grands yeux noirs. Mais le regard qui s’attachait sur Lise complétait éloquemment les paroles inattendues. Le teint livide se rosa légèrement, les longs cils noirs frémirent, toute la physionomie de la jeune femme parut s’éclairer d’un reflet de bonheur.

Serge !

Elle ne put dire que ce mot, car sa faiblesse était telle qu’elle se sentait presque dans l’impossibilité de parler. Mais tandis qu’il la serrait plus étroitement contre son cœur, elle appuya son front sur son épaule en un mouvement d’enfant confiante qui s’abandonne à une puissante protection.

Il faut que la princesse soit mise tout de suite au lit, dit le docteur Vaguédine. Pendant ce temps, j’irai préparer les médicaments nécessaires.

Sans doute, à ce moment, le souvenir de la scène affreuse reparut-il dans le cerveau de Lise, qui se dégageait des brumes dont l’avait enveloppé l’évanouissement. Elle tressaillit et une expression d’horreur bouleversa sa physionomie.

Oh… ces yeux !… C’est un loup ! Serge, chassez-le !

Tremblante des pieds à la tête, elle se cramponnait au cou de son mari.

Il n’y a rien, ma chérie ! Tu es dans ta chambre, vois donc, et je suis là, près de toi. Ne crains rien, ma colombe !

Sous les caresses, sa frayeur parut s’apaiser. Mais elle s’aperçut alors que son bras était blessé, et, du regard, interrogea son mari et le docteur.

Tu t’es fait un peu mal en tombant, et on t’a mis un petit bandage. Mais ce ne sera rien du tout, expliqua Serge.

Maintenant, elle regardait ses mains… Et, de nouveau, son visage exprima la terreur…

Varvara ! Ses ongles !… Voyez !…

Elle étendait ses mains lacérées, ses petites mains si blanches et si délicatement jolies sur lesquelles Varvara s’était acharnée en la traînant vers la porte.

Serge eut un tressaillement.

Varvara ?… Que veux-tu dire ?

Mais un geste du médecin lui ferma la bouche.

Allons, allons, princesse, oubliez tout cela pour le moment ! dit le docteur Vaguédine en prenant doucement ses mains meurtries entre les siennes. Vous êtes ici bien tranquille, près de votre mari, près de nous qui vous sommes tout dévoués. Vous n’avez qu’à vous laisser soigner…

Et aimer, ajouta Serge en l’embrassant. Maintenant, Dâcha et Sonia vont te coucher, et, pendant ce temps, je vais mettre ordre à quelques affaires pressantes. Puis je reviendrai près de toi, ma Lise.

Quand le prince fut hors de la chambre, il interrogea avec angoisse :

Eh bien, Vaguédine ?

Je ne puis trop me prononcer encore, prince. J’espère qu’il ne s’agit que d’un ébranlement nerveux. Mais d’abord, qu’est-il arrivé ?

Je n’en sais rien moi-même. En m’en allant au-devant d’elle dans le parc, vers lequel des domestiques l’avaient vue se diriger, j’ai rencontré deux gardes qui la rapportaient évanouie. L’un d’eux m’a parlé de loups. Mais ce n’était pas moment d’interroger. Bien vite, je l’ai ramenée ici. Maintenant, je vais prendre des informations.

Elle a prononcé le nom de Mlle Dougloff, murmura le docteur.

Oui… Je vais savoir si ces hommes ont connaissance de quelque chose.

Michel et Piotre, prévoyant qu’ils seraient interrogés, étaient venus jusqu’au château où les avaient rejoints leurs camarades, pour faire leur rapport sur le tragique événement. Appelés en présence de leur maître, ils racontèrent en peu de mots, par l’organe de Michel, ce qu’ils avaient vu.

C’est bien… Je vous remercie et je n’oublierai pas que c’est vous qui l’avez sauvée, dit le prince en les congédiant avec une bienveillance qui les abasourdit quelque peu.

Serge rejoignit le docteur Vaguédine et lui rapporta brièvement le récit des gardes.

Voici, selon moi, ce qui s’est passé, ajouta-t-il. Cette misérable Varvara jalousait et haïssait ma femme. Je m’en étais aperçu et hier, trouvant un prétexte valable, je lui avais fait comprendre qu’elle eût à quitter mon toit. Cette âme trouble et mauvaise a, sans doute, combiné alors quelque atroce vengeance… Mais Lise seule, quand elle sera complètement remise, pourra nous apprendre toute la vérité, que je devine épouvantable.

Ce doit être cette femme qui lui a abîmé les mains, fit observer le docteur. Ses ongles étaient de véritables griffes.

Une lueur effrayante s’alluma dans les yeux de Serge.

Oh ! si elle n’était pas morte ! si je pouvais la tenir vivante entre mes mains ! dit-il avec violence.

Peste ! je crois qu’il la traiterait bien, en effet ! songea le docteur. Et ce n’est pas moi qui lui donnerais tort, car vraiment, s’attaquer à un ange comme la princesse Lise !…

Quand Serge et le médecin revinrent chez Lise, la jeune femme reposait dans son grand lit Louis xv. Un tremblement l’agitait. Mais l’effroi que le souvenir affreux mettait encore dans son regard disparut quand Serge fut assis près d’elle, qu’il tint entre ses mains les petites mains déchirées que Dâcha avait couvertes d’un onguent rafraîchissant et enveloppées d’une bande de fine toile.

Le docteur fit prendre à Lise un calmant, s’assura que la fièvre n’était pas très forte, puis il s’éloigna en disant que la malade n’avait besoin que de repos.

Me permets-tu de rester près de toi, Lise ? demanda Serge d’un ton de prière. Je ne bougerai pas, pour ne pas t’empêcher de reposer.

Oh ! oui, restez ! J’ai peur quand vous n’êtes pas là ! dit-elle en frissonnant.

Alors, tu ne me crains plus ?… Et tu me pardonneras peut-être un jour ma tyrannie, ma cruauté envers toi, petite âme angélique que j’ai fait souffrir ? Et cette scène, hier ! Oh ! combien donnerais-je pour pouvoir l’effacer de ton souvenir ! Pourras-tu me pardonner, dis, mon amour ?

Oui, oh ! oui, puisque vous regrettez… puisque vous m’aimez, dit la voix affaiblie de Lise.

Merci, ma bien-aimée ! Mais j’ai à réparer maintenant. Désormais, c’est toi qui régneras, et je ne serai que le premier de tes serviteurs.

Elle eut un geste de protestation.

Non, Serge ! Je vous dois obéissance pour tout ce qui est juste…

Petite sainte ! dit-il en la couvrant d’un regard de tendresse émue. Sais-tu à dater de quel moment je t’ai le plus aimée ? C’est quand tu m’as résisté pour conserver ta religion. Ce jour-là, j’ai compris que tu étais une âme, une vraie. Et dans ma colère, je t’admirais, Lise… Mais, ô ma pauvre chérie, combien je t’ai fait souffrir !

Il ne faut pas parler de cela ! murmura-t-elle en mettant sa main sur la bouche de son mari.

Non, ma petite âme, je n’en parlerai pas, mais j’y penserai toujours. Maintenant, tu seras libre, et tu pratiqueras ta religion comme tu l’entendras. Et un jour, peut-être, en voyant mon repentir et mon amour, tu m’aimeras un peu, enfant chérie dont je fus l’odieux tyran ?

Doucement, elle inclina sa tête sur l’épaule de Serge en murmurant :

Vous êtes mon cher mari.



A suivre...

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