Chapitre VII

Chapitre VII

L’air léger, tiède, parfumé, venait caresser le visage rosé de Lise, assise près de son mari dans la voiture qui les emportait vers l’église. La veille, comme elle s’apprêtait à s’informer près de Serge de l’heure à laquelle elle pourrait remplir son devoir dominical, lui-même avait pris les devants en la prévenant qu’elle eût à se tenir prête pour venir avec lui à la messe.

Il lui avait paru étonnant qu’un homme comme lui se donnât la peine d’accompagner à un office d’une religion autre que la sienne la jeune femme qu’il traitait si visiblement en créature inférieure. Mais elle en avait éprouvé une joie réelle, de même que de le voir pour elle un peu moins raide, presque aimable par instants, durant cette première journée à la villa Ormanoff. Il lui avait fait faire en voiture une longue promenade à travers Cannes, en s’arrêtant chez un joaillier où il avait choisi, sans consulter le goût de Lise, un bracelet qu’il avait attaché lui-même au poignet de la jeune femme. C’était une souple et large chaîne d’or ornée de diamants et d’admirables rubis. Ce bijou superbe semblait lourd sur le délicat poignet, et Lise, à qui il ne plaisait pas, l’avait mis ce matin à contrecœur, dans la crainte seulement de froisser son mari si elle s’en abstenait.

De même qu’à l’arrivée à la gare, de même qu’au cours de la promenade de la veille, on regardait beaucoup Lise des voitures que croisait celle du prince Ormanoff. L’admiration se lisait sur tous les visages. Et une lueur d’orgueilleuse satisfaction venait éclairer la froide physionomie de Serge, qui jetait de temps à autre un coup d’œil indéfinissable sur la délicieuse créature assise à ses côtés.

La voiture s’arrêta devant l’église toute blanche qui s’élevait au milieu de la verdure d’un jardin. Lise remarqua avec surprise les deux clochers surmontés de bulbes et les nombreuses croix grecques qui se répétaient partout. Comme cette église était différente de celles qu’elle avait vues jusqu’ici !

De luxueux équipages s’arrêtaient, des hommes de haute mine, des femmes au type slave, richement vêtues, en descendaient. Comme eux, Serge et Lise pénétrèrent dans une nef éclairée par le jour tombant d’une coupole. L’œil de Lise fut tout d’abord attiré vers le fond par de grandes portes en bois précieux et des rideaux cramoisis. Puis ils distinguèrent, sur les murs blancs, d’immenses images d’or et d’argent.

Que cette église était singulière !… Et comme l’attitude des fidèles différait de celle à laquelle était accoutumée Lise ! Ils n’avaient pas de livres et se plaçaient au hasard, sans s’agenouiller ni s’asseoir. Sans cesse, ils faisaient d’amples signes de croix, mais au vif étonnement de Lise, ils touchaient l’épaule droite avant la gauche. Il y en avait qui se prosternaient et frappaient de leur front le tapis épais qui couvrait le sol, puis ils recommençaient à se signer en tournant la tête vers les images rutilantes.

Dans un banc placé à droite du sanctuaire, plusieurs personnes apparurent de hauts personnages sans doute, car une porte spéciale leur avait livré passage.

Des chants commençaient, très graves, en langue russe, les portes du sanctuaire glissèrent sans bruit. Un prêtre apparut — un prêtre âgé, à la longue barbe blanche, qui parut à Lise très différent de tous ceux qu’elle avait vus jusqu’ici, par le type de physionomie et par la forme de ses vêtements sacerdotaux éblouissants d’or.

Et bien plus étrange encore était sa façon d’officier. Lise ne s’y reconnaissait plus du tout. Puis, comme les chantres, ce prêtre employait la langue russe.

Elle leva vers son mari un regard interrogateur et stupéfait. Serge, debout, croisait les bras sur sa poitrine. Lui ne faisait pas de signes de croix, et il avait l’attitude hautaine et indifférente d’un homme qui accomplit une indispensable formalité de son rang.

Il ne parut pas voir le regard de lise. Et la jeune femme, un peu ahurie, continua à suivre des yeux ces rites inconnus. Elle sentait une vague angoisse l’envahir, à tel point qu’elle était incapable d’apprécier la beauté des chants, d’une simplicité mélancolique et grandiose, à travers laquelle passaient tout à coup des sonorités sauvages.

Un singulier énervement la prenait, il lui venait une hâte fébrile de quitter cette église, de savoir… Quoi ?…

L’office se terminait. Le prince Ormanoff et sa femme sortirent un peu avant les autres fidèles. Ils montèrent dans la voiture, qui les emmena le long du boulevard Alexandre iii.

Lise leva les yeux vers son mari, qui s’accoudait nonchalamment aux soyeux coussins dont le vert doux s’harmonisait si bien avec le teint délicat, les cheveux noirs et la robe beige de la jeune princesse.

Cette église… c’est une église catholique ? demanda-t-elle d’une voix un peu étouffée par la sourde inquiétude qui la serrait au cœur.

Une église catholique ? Mais vous avez bien dû voir que non. C’est “notre” église, l’église orthodoxe russe.

Les yeux de la jeune femme se dilatèrent soudainement, une pâleur intense couvrit son beau visage…

Notre église ! Mais je suis catholique !

Vous l’étiez, voulez-vous dire. Maintenant, il convient que vous n’ayez d’autre religion que celle de votre mari… Mme de Subrans ne vous avait donc pas fait part de ma volonté à ce sujet ?

Elle m’avait laissé entendre, au contraire, que je serais libre de pratiquer ma religion, dit Lise d’une voix éteinte.

Serge eut un méprisant plissement de lèvres.

C’est un tort. Il était inutile de vous tromper ainsi. Pour ma part, je ne vous en ai jamais parlé, d’abord parce que je croyais que Catherine s’en était chargée, et ensuite parce que je considère la chose comme de peu d’importance. Une certaine religiosité ne dépare pas une femme, lui est même assez utile au point de vue moral, mais elle existe aussi bien dans notre religion que dans le catholicisme. Il faudra vous habituer désormais à prier selon nos rites, Lise.

Il parut à la jeune femme que tout tournait autour d’elle. Pendant quelques secondes, elle demeura sans voix, crispant machinalement ses doigts gantés de blanc sur le manche de son ombrelle.

Il n’est pas possible que vous me demandiez cela ? murmura-t-elle enfin d’un ton d’angoisse. On ne change pas ainsi de religion. La mienne renferme toute la vérité, j’y tiens plus qu’à tout au monde…

Une lueur passa dans les yeux de Serge ; sa main, un peu dure, se posa sur le poignet de Lise…

Plus qu’à tout au monde ? Sachez, Lise, que vous ne devez tenir à rien, sinon à me contenter, en tout et toujours… Mais ce n’est pas le moment d’une conversation de ce genre… ajouta-t-il d’un ton impératif en désignant les voitures et les piétons qui les croisaient.

Ils demeurèrent silencieux jusqu’à la villa. Dans l’âme de Lise s’agitait une anxiété atroce. Serge allait certainement lui demander raison de sa résistance, et elle s’apprêtait à lutter avec énergie, si elle ne pouvait le convaincre autrement.

Mais le prince paraissait avoir complètement oublié l’incident. Il se montra seulement, pendant les jours qui suivirent, un peu plus despote encore que de coutume, — sans doute pour bien pénétrer sa jeune femme de l’inutilité d’une révolte. Même lorsqu’elle était hors de sa présence, Lise sentait peser lourdement sur elle cette volonté tyrannique, qui s’exerçait sur les plus petits détails. La chaîne d’or que Serge lui avait attachée au poignet était vraiment symbolique : la princesse Ormanoff était une esclave, et le maître revendiquait jusqu’à la domination de sa conscience et de toute son âme.

Elle savait aussi maintenant quel rôle lui était dévolu près de cet étrange époux. Serge Ormanoff était un dilettante qui voulait voir autour de lui la beauté sous toutes ses formes. Parmi les raffinements de luxe et d’élégance exquise dont il s’entourait, l’un des principaux consistait dans la présence d’une jeune femme, très belle, aux mouvements souples, d’une grâce idéale, et dont les toilettes étaient un poème d’art délicat. Celles-ci devaient toujours s’harmoniser parfaitement avec le cadre dans lequel la jeune princesse était appelée à se trouver, à telle ou telle heure de la journée, et il était arrivé deux fois qu’elle avait dû changer de robe, celle dont Dâcha l’avait revêtue, d’après les instructions du prince pourtant, ayant choqué par un détail quelconque l’œil d’esthète de Serge.

Elle n’était pour lui qu’un ornement de sa demeure, un plaisir pour ses yeux et pour son cerveau de grand seigneur artiste, comme les merveilles d’art qui remplissaient sa villa, comme les fleurs sans prix de ses jardins, comme les équipages dont la beauté n’avait pas d’égale dans cette luxueuse ville de Cannes elle-même.

Si inexpérimentée qu’elle fût, Lise était trop profondément intelligente, et de cœur trop délicat, pour ne pas avoir saisi au bout de quelques jours seulement cette particulière conception du rôle que la princesse Ormanoff devait tenir ici, et pour ne pas, surtout, en éprouver une souffrance secrète, mais intense. Ce rôle d’objet de luxe, de statue parée pour la représentation, qui aurait peut-être suffi à une nature ordinaire, révoltait déjà la jeune âme sérieuse, tendre et si réellement chrétienne de Lise.

Mais elle n’osait en laisser rien paraître. Serge lui inspirait une crainte telle qu’en entendant seulement son pas souple et ferme elle se sentait toujours agitée d’un frisson d’effroi.

C’était qu’il était pour elle, même dans ses meilleurs moments, une énigme redoutable. C’est qu’il était aussi le maître absolu et qu’elle se sentait toute petite, sans défense devant lui.

Elle comprit toute l’étendue de la domination qui pesait sur elle, quelques jours après son arrivée.

C’était une fin d’après-midi. Elle brodait dans le salon blanc et or qui avait les préférences de Serge. Le petit Sacha, la voyant seule, était venu s’asseoir près d’elle et causait gaiement. C’était un joli enfant, très vif, très ouvert. Seul de la famille, il inspirait à première vue à Lise une réelle sympathie.

Le prince Ormanoff entra tout à coup, il tenait deux lettres à la main. Du premier coup d’œil, Lise reconnut celle qu’elle avait écrite le matin même à sa petite sœur Anouchka, et une adressée à Mme des Forcils, avec qui elle n’avait pu échanger qu’un mot hâtif après la cérémonie nuptiale. Elle les avait remises à Dâcha afin qu’elle les fît jeter à la poste.

Sur un geste de son oncle, Sacha s’éclipsa. Lise, inquiète, leva un regard interrogateur vers son mari.

Voilà une correspondance que je confisque, Lise, dit-il froidement.

Une rougeur d’émotion monta au visage de la jeune femme.

Pourquoi donc ?

Parce que j’en autorise aucune. Tous ces rapports d’amitié doivent cesser, je croyais vous l’avoir fait comprendre. Il faut désormais que vous soyez toute à moi.

D’un geste machinal, Lise appuya ses mains sur son cœur qu’elle sentait bondir dans sa poitrine.

Vous ne voulez pas que… que j’écrive à ma sœur ? dit-elle d’une voix étouffée.

Ni à votre sœur, ni à votre belle-mère, ni à personne… Cela soit dit une fois pour toutes. Maintenant, très chère, jouez-moi donc une rêverie de Schumann. J’ai envie de musique, ce soir.

Elle se leva, mais, au lieu de s’avancer vers le piano, elle posa sa main sur le bras de son mari.

Ce n’est pas possible ! Vous ne pouvez me défendre cela, Serge ! Mme de Subrans a été pour moi comme une mère, j’aime Albéric et Anouchka…

D’un geste doux — les gestes du prince Ormanoff l’étaient d’ailleurs presque toujours — Serge détacha la petite main tremblante et la garda quelques secondes dans la sienne.

Obéissez-moi sans chercher à comprendre mes raisons, Lise. Je veux qu’il en soit ainsi, cela doit vous suffire. Allez vite vous asseoir au piano, car je vois des larmes prêtes à paraître, et la musique aura peut-être le don de les refouler.

Serge !

Elle le regardait avec supplication. Une contraction d’impatience passa sur le visage du prince, dont les yeux se détournèrent légèrement.

C’est assez, Lise. La question est réglée maintenant.

Elle comprit qu’en effet il était inutile d’insister. Baissant la tête, elle alla s’asseoir devant le piano et commença le morceau demandé. Elle jouait machinalement, tout entière à la souffrance et à l’indignation qui gonflaient son cœur. Ainsi, il voulait la séquestrer en quelque sorte, la tenir dans le plus étroit esclavage ! Il prétendait lui interdire jusqu’au souvenir même de sa famille, de la femme qui lui avait servi de mère !

Mme de Subrans ignorait-elle le véritable caractère de son cousin ? Oui, certainement, car sans cela elle ne lui aurait pas accordé la main de cette enfant qu’elle aimait, la vouant ainsi à la souffrance pour toute sa vie. Et pourtant, s’il était vrai qu’elle connaissait la volonté de Serge de lui faire changer de religion, elle l’avait trompée sur ce point. Avec une profonde angoisse, Lise se demandait si sa belle-mère n’avait pas abusé de sa confiance et de son inexpérience pour lui faire contracter ce mariage… Mais dans quel but ?

Serge s’était assis à quelque distance, de façon à avoir devant lui l’admirable profil éclairé par la douce lueur des lampes électriques. Il pouvait discerner le tremblement des petites lèvres roses retenant à grand-peine les sanglots qui montaient à la gorge de Lise, et le battement fébrile des longs cils noirs sur sa joue pâlie. Peut-être son âme de dilettante trouvait-elle un charme particulier à la façon infiniment triste, presque douloureuse, dont Lise interprétait cette rêverie.

En laissant s’éteindre sous ses doigts la dernière note, la jeune femme tourna un peu la tête et s’aperçut que le prince avait disparu.

Alors elle se réfugia dans un angle de la pièce, sur un petit canapé, et, mettant son visage entre ses mains, elle pleura sans contrainte.

Pourtant, Serge pouvait revenir d’un moment à l’autre. Mais Lise était à un de ces moments de découragement, d’amère tristesse où tout importe peu, où rien ne semble pire que ce que l’on endure.

Quand, au bout de quelque temps, ses doigts s’écartèrent, laissant voir son visage couvert de larmes, elle eut un sursaut d’effroi. Deux grands yeux jaunes la regardaient. Varvara Dougloff était devant elle.

Il ne faut pas pleurer, dit une voix lente et terne. Olga ne pleurait jamais.

Lise se redressa, et un éclair de fierté et de révolte brilla dans ses yeux.

Je ne suis pas Olga !

Les cils pâles s’abaissèrent un peu, tandis que Varvara murmurait d’un ton étrange :

C’est vrai, vous n’êtes pas Olga.



A suivre...

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