Chapitre III

Chapitre III

Un clair soleil d’automne inondait la grande pièce assez nue que l’on dénommait salle d’étude à la Bardonnaye. Le crâne poli de M. Babille, le précepteur, en était tout illuminé et brillait du plus vif éclat. Mais le brave homme n’en avait cure. Tout en humant délicatement, de temps à autre, une prise de tabac, il mettait tous ses soins dans la correction d’une version latine que venait de terminer Lise, “la plus intelligente petite cervelle féminine que j’aie jamais connue,” déclarait-il volontiers orgueilleusement.

Car il était fier de l’aînée de ses élèves, le bon M. Babille ! Certes, Albéric, un garçon de douze ans, turbulent et entêté, et sa sœur Anouchka ne manquaient pas d’intelligence, mais ils ne possédaient pas la vive compréhension de Lise, son ardeur au travail, et, non plus, cette délicate bonté qui avait toujours empêché la charmante Lise de s’unir aux gamineries qu’ils imaginaient envers le précepteur, dont les petites manies et les petits ridicules excitaient leur verve parfois inconsciemment méchante.

En ce moment, Albéric, penché vers Anouchka, lui montrait le crâne éblouissant. La petite fille éclata de rire. M. Babille leva un peu les yeux, murmura un “chut” plein d’indulgence, puis se remit à sa correction.

Mais Lise regarda ses cadets d’un air sévère, et, aussitôt, ils se remirent au travail. Cette sœur aînée, si belle, si douce, exerçait sur eux un véritable ascendant et, pour rien au monde, ils n’auraient voulu faire pleurer “leur Lise”, comme ils l’appelaient en leurs moments de câlinerie.

Mademoiselle Lise, ceci est absolument parfait ! s’écria d’un ton de triomphe M. Babille en élevant entre ses doigts, brunis par le contact du tabac, la feuille couverte de la charmante écriture de Lise. À la bonne heure, voilà une élève qui me fait honneur ! Ah ! quand vous aurez travaillé encore deux ans, quelle jolie instruction vous aurez !

Un coup de sonnette l’interrompit. Lise se leva vivement en donnant un petit coup sur son tablier de percale rose un peu fripé.

Il faut que j’aille ouvrir, Micheline et Josette sont en course.

Elle sortit dans le vestibule et se dirigea vers la porte, qu’elle ouvrit au moment où retentissait un second coup de sonnette, sec et impatient.

Elle eut un sursaut et un involontaire mouvement de recul en voyant devant elle le prince Ormanoff.

Il se découvrit en demandant :

Pourrais-je voir Mme de Subrans, ma cousine ?

Mais oui, je pense… Voulez-vous entrer, prince ?

Il ne protesta pas contre l’appellation cérémonieuse, mais enveloppa d’un regard dominateur la jeune créature toute rougissante et gênée devant lui.

Elle le précéda jusqu’à la porte du salon, qu’elle ouvrit en disant :

Je vais prévenir ma mère.

Il se détourna un peu, la regarda de nouveau d’un air singulier…

Vous l’appelez votre mère ? Est-ce elle qui l’a exigé ?

Non, c’est moi qui lui ai toujours donné ce nom, puisqu’elle m’a élevée, répliqua-t-elle, très surprise.

Ah ! oui, au fait ! dit-il entre ses dents.

Tandis qu’il pénétrait dans le salon, mieux meublé que l’autre, où l’on introduisait les étrangers, Lise entra dans la pièce voisine et s’approcha de sa belle-mère occupée à ses raccommodages.

Maman, le prince Ormanoff vous demande.

L’ouvrage s’échappa des mains de Mme de Subrans, et son visage revêtit la même teinte bizarre que la veille, au moment où son parent s’était approché d’elle. Mais, sans prononcer un mot, elle se leva et, ouvrant la porte de communication, entra dans le salon.

Le prince, qui se tenait debout au milieu de la pièce, la laissa s’avancer vers lui. Son regard aigu semblait fouiller jusqu’au fond de l’âme de cette femme, qui se raidissait visiblement pour ne pas baisser les yeux.

Voici longtemps que nous ne nous étions vus, Catherine Paulowna, dit-il d’un ton de calme froideur.

Pas plus que la veille, ils ne se tendaient la main, et qui eût vu l’un en face de l’autre ces deux cousins, aurait eu conscience qu’une barrière mystérieuse les séparait.

En effet, Serge… Je ne me doutais pas que… que vous viendriez ici, chez moi…

Sa voix était rauque et ses yeux se détournaient un peu comme pour fuir le regard de ces prunelles vertes.

Aussi n’est-ce pas pour vous que j’y viens, Catherine. Je n’ai pas perdu mon habitude d’autrefois d’aller droit au fait, surtout avec les femmes, qui aiment, en général, à s’égarer dans mille petites circonlocutions plus ou moins hypocrites. Voici donc ce que je désire : la fille de ma cousine Xénia ressemble d’une façon extraordinaire à Olga, ma défunte femme. Pour ce motif, j’ai l’intention de faire de cette enfant la princesse Ormanoff.

Mme de Subrans recula de plusieurs pas, en fixant sur lui des yeux dilatés par la stupéfaction.

Vous voulez… épouser Lise ! Une enfant, comme vous dites, car elle n’a pas seize ans !

C’est précisément pour cela. À cet âge, je la formerai à mon gré, ainsi que j’ai fait naguère d’Olga.

Et comme Mme de Subrans demeurait sans parole, en le regardant d’un air ahuri, il ajouta d’un ton sec :

On croirait vraiment que je vous dis la chose la plus extraordinaire du monde !

Mais, Serge… songez que vous ne la connaissez pas.

Elle ressemble à Olga ; elle sera pour le moins aussi belle qu’elle, et elle est assez jeune pour être encore malléable. Cela me suffit. L’intelligence m’est indifférente, et quant au caractère, quel qu’il soit, je saurai le transformer selon mes goûts.

Alors… elle serait peut-être malheureuse ? balbutia Mme de Subrans.

Il eut un ironique plissement de lèvres.

Une femme est-elle jamais malheureuse quand son mari l’entoure de luxe, la comble de toilettes et de bijoux, la conduit dans les fêtes les plus brillantes ?

Cela ne suffirait pas à Lise, peut-être. Elle est très sérieuse et très pieuse.

Les sourcils du prince se rapprochèrent.

Pieuse ? À quelle religion appartient-elle ?

Elle est catholique.

Cela n’a pas d’importance. Une femme ne doit avoir d’autre religion que celle de son mari, et, dès qu’elle sera devenue la princesse Ormanoff, Lise suivra le culte orthodoxe.

Le regard effaré de Mme de Subrans se posa sur l’impassible visage de Serge.

Vous… vous l’obligeriez à quitter sa religion ? balbutia-t-elle.

Parfaitement. Pour mon compte, je n’ai point de croyances, mais mes traditions de famille et de race m’imposent la pratique apparente de la religion de mon pays. Il en doit en être de même pour ma femme.

Serge, elle ne voudra jamais ! Renoncez à cette idée, c’est impossible ! L’enfant ne serait pas heureuse, d’ailleurs…

Une lueur irritée passa dans les yeux de Serge, qui, en ce moment, semblèrent presque noirs.

Pour qui me prenez-vous, Catherine ? Quelqu’un aurait-il inventé que j’avais rendu Olga malheureuse ?… elle qui avant de rendre le dernier soupir, me baisait les mains en murmurant : “Serge, vous m’avez donné du bonheur !” Jamais elle n’a eu un souhait à formuler, car je la devançais toujours. J’agirai avec Lise comme j’ai agi envers elle. J’entends demeurer toujours le maître absolu ; mais, en retour, je donne à ma femme toutes les satisfactions convenant à une cervelle féminine. Que pourrait-elle demander de plus ?

Que vous l’aimiez autrement, peut-être, murmura Mme de Subrans.

Une sorte de demi-sourire ironique glissa sur les lèvres de Serge.

Et que je sois son humble serviteur, comme tant de nigauds le sont à l’égard des femmes ? J’ai un tout autre respect de ma supériorité masculine, et, avant toute chose, j’entends être obéi, sans discussion.

Et vous dites qu’elle sera heureuse !

Le prince eut un mouvement d’impatience.

Oui, elle le sera, parce que je saurai lui enlever toute ridicule sensibilité, si elle en a ! Olga était douce, aimable, caressante, mais jamais je n’ai souffert de voir une larme dans ses yeux, ni un pli sur son front. Elle s’y était très vite accoutumée, et me montrait toujours un visage serein et souriant. Si je ne l’avais dirigée ainsi dès les premiers jours de notre union, j’aurais risqué de voir apparaître des pleurs, des bouderies, des caprices, tout ce que je hais.

Alors, votre femme n’avait même pas le droit de pleurer ?

Je me suis conduit de telle sorte envers elle qu’elle n’a jamais eu aucun motif raisonnable de verser des larmes, dit-il froidement.

Pendant quelques secondes, Mme de Subrans demeura bouche close, ahurie par cette déclaration faite du ton le plus sérieux.

Serge, ce n’est pas possible ! murmura-t-elle enfin. Lise est trop jeune ; elle est de santé délicate…

Elle aura chez moi tous les soins nécessaires, ne craignez rien. Je ne tiens aucunement à avoir une femme malade. Mais réellement, Catherine, j’admire votre sollicitude pour la fille de cette pauvre Xénia !

Une singulière ironie se glissait dans l’accent du prince, dont le regard aigu ne quittait pas le visage de Catherine qui se couvrait d’une pâleur effrayante.

Il est vrai que je la soigne de mon mieux, dit-elle d’une voix étouffée, et je voudrais qu’elle fût heureuse.

Elle le sera par moi.

Non, Serge, non ! D’abord, elle ne voudra jamais changer de religion…

Les sourcils du prince se froncèrent.

Comptez-vous donc pour quelque chose la volonté d’une enfant ? D’ailleurs, à cet âge, une forme quelconque de religion importe peu.

Mme de Subrans joignit les mains.

Ne me demandez pas cela, Serge ! Je ne puis faire le malheur de cette pauvre petite…

En vérité, voilà qui est très flatteur pour moi ! dit-il d’un ton d’irritation mordante. À propos, est-il exact que Xénia soit morte des suites de cet accident singulier dont elle faillit périr naguère à Kultow ?

Un affolement passa dans le regard de Mme de Subrans. Sa main saisit le dossier d’une chaise et s’y cramponna…

Je… je ne sais… balbutia-t-elle en détournant les yeux.

On me l’a dit… Savez-vous qu’Ivan Borgueff est toujours fort et alerte et qu’il a conservé une mémoire extraordinaire, surtout pour les faits un peu anciens, — tels, par exemple, que votre séjour et celui de Xénia à Kultow ?

Elle tremblait des pieds à la tête, et ses yeux fuyaient toujours le regard étincelant, telle une bête traquée sous les prunelles du dompteur.

Il est très bavard, ma volonté seule enchaîne sa langue. C’est heureux pour vous, Catherine, car le jour où je lui dirais : “Peu importe, Ivan, parle à ta guise”, il aurait peut-être le mauvais goût de faire des révélations sensationnelles, qui seraient plutôt désagréables pour vos enfants, n’est-il pas vrai, Catherine Paulowna ?

Cette fois, elle le regarda, en élevant les bras dans un geste de supplication.

Serge, par pitié !… N’est-ce pas assez du remords qui me ronge ? J’ai fait mon possible pour rendre Lise heureuse…

Mais en la trompant odieusement. Et ne pensez-vous pas qu’elle sera plus à sa place près de moi, qui suis un honnête homme, que sous le toit de la femme qui a tué sa mère ?

Un gémissement s’échappa de la poitrine de Mme de Subrans.

Serge !… oh ! je vous en prie ! bégaya-t-elle.

Il continua impassiblement :

Cette raison seule me ferait un devoir d’enlever d’ici cette jeune fille. Vous allez donc lui faire part de ma demande, et demain nous serons fiancés.

Cette fois elle ne protesta pas. Elle était domptée par l’arme mystérieuse qui rendait Serge tout-puissant sur elle.

Je lui parlerai, dit-elle d’une voix rauque.

Ce sera raisonnable, car si elle ne devenait pas ma femme, je me croirais tenu de lui faire connaître certaines choses qui rendraient impossible pour elle un plus long séjour ici. Mais du moment où elle sera la princesse Ormanoff, peu importe, vous garderez votre secret, et vos enfants n’auront pas le déplaisir de…

Je lui parlerai, Serge, répéta-t-elle.

Et ses doigts se crispèrent si fortement au dossier de la chaise que les ongles s’enfoncèrent dans le bois.

C’est bien. Comme je ne tiens en aucune façon à éterniser les fiançailles, vous vous arrangerez de façon que le mariage puisse être célébré dans un mois. Il le sera d’abord à l’église catholique, — c’est une concession que je veux bien faire, puisque, jusqu’ici, Lise a pratiqué cette religion qui est celle de ce pays et qui était celle de son père. Puis, un de nos prêtres viendra bénir ici notre union selon nos rites.

Et… si elle refuse absolument, sur ce point-là ? murmura Mme de Subrans.

Il eut un impatient mouvement d’épaules :

Une enfant ! comment peut-elle avoir une opinion arrêtée sur telle ou telle religion ? Cela ne signifie rien du tout, Catherine. Elle s’y fera sans difficulté, d’autant plus qu’elle m’a paru fort timide.

Oui, elle est timide et très douce. C’est une nature charmante.

Tant mieux ! Elle me semble réaliser, de toutes façons, mon idéal. À demain, Catherine.

Sans plus lui tendre la main qu’à l’arrivée, il se dirigea vers la porte. Comme il allait sortir, elle le rejoignit tout à coup.

Vous… vous ne la ferez pas trop souffrir, Serge ? dit-elle d’un ton de supplication.

Il eut un mouvement irrité.

Prétendez-vous vous moquer de moi, Catherine ? Je n’ai aucune idée de passer pour un Barbe-Bleue, sachez-le. Olga a été heureuse près de moi, Lise le sera de même… Et rappelez-vous que, de toutes façons, cette enfant ne restera pas ici maintenant. Vous n’avez pas dû oublier, n’est-ce pas ? que la devise des princes Ormanoff est : “Périsse la terre entière, et l’honneur même des miens, pourvu que ma volonté s’accomplisse ?

Elle courba la tête sans répondre, et il sortit du salon.

Alors elle s’affaissa sur un siège et enfouit son visage entre ses mains.

C’est affreux !… affreux !… murmura-t-elle. Pauvre petite Lise, dois-je donc te sacrifier ? Oui, car je sais trop bien qu’il mettra sa mesure à exécution. Alors mes enfants seraient déshonorés… Et Lise, elle-même, serait si malheureuse, en apprenant que… Oh ! quelle torture que ce poids que je traîne ! gémit-elle en se tordant les mains. Pourquoi faut-il que cet homme soit venu y ajouter encore !… Il est vrai que, peut-être, Lise sera près de lui plus heureuse que je ne le crois. Charmante comme elle l’est, il l’aimera, si froid que soit son cœur. Elle l’amènera à des idées moins intransigeantes…

Elle essayait ainsi de se rassurer, de se persuader même que Lise trouverait le bonheur dans cette union. Après tout, il était vrai qu’elle avait entendu dire qu’Olga semblait très heureuse, et qu’elle aimait beaucoup son mari. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour Lise ?

Je vais lui parler… Il y a bien la question de religion, mais elle s’arrangera avec lui. Après tout, il ne cache pas qu’il est indifférent et ne tient à la sienne que par tradition. Dès lors, il se laissera fléchir, si elle sait s’y prendre.

Elle se leva, ouvrit la porte et appela :

Lise !

Puis elle entra dans la pièce voisine et s’assit à sa place habituelle, mais en tournant le dos au jour, car elle avait conscience de l’altération de son visage.

Vous m’avez appelée, maman ? dit Lise en s’avançant d’un pas léger.

Oui, mon enfant. Assieds-toi ici, et écoute-moi… Je vais droit au but. Le prince Ormanoff, voyant en toi le vivant portrait de sa première femme, ta cousine et la sienne, te demande en mariage.

Lise eut un sursaut de stupéfaction en fixant sur sa belle-mère ses beaux yeux effarés.

Oh ! maman… C’est une plaisanterie ! À mon âge !

Olga n’avait pas seize ans quand Serge l’a épousée.

Oh ! non, non !… dites-lui non, maman ! s’écria spontanément Lise avec un petit frisson d’effroi. Lui qui me fait si peur !

Les mains de Mme de Subrans eurent un frémissement.

C’est un enfantillage de ta part, Lise. Serge est un homme de haute valeur, et, de toutes façons, ce sera pour toi un mariage magnifique. Les princes Ormanoff sont de vieille race souveraine et les tsars, en leur enlevant cette souveraineté, leur ont laissé de nombreux privilèges ainsi que des biens immenses. Tu seras entourée de luxe, tu auras toutes les satisfactions imaginables. Serge te conduira dans le monde, il te fera voyager… Tu seras heureuse, tu verras, mon enfant.

Elle parlait d’un ton monotone, comme si elle récitait une leçon longuement apprise, et en détournant les yeux du regard stupéfait et effrayé de Lise.

Maman !… mais je ne veux pas ! C’est impossible, voyons, maman ! On ne se marie pas à mon âge !

La surprise avait d’abord dominé chez elle, mais maintenant c’était la terreur en comprenant que, réellement, cette chose inconcevable était sérieuse.

Mais si, Lise ! Ne m’oblige pas à te répéter les mêmes choses, mon enfant ! Je suis si lasse !

Lise se pencha un peu pour essayer de voir le visage de sa belle-mère.

C’est vrai, vous semblez bien fatiguée, maman ! Qu’avez-vous ?

Ce cœur, toujours, dit Mme de Subrans d’une voix un peu haletante. Il me faudrait du calme… et ce n’est pas aujourd’hui que j’en aurai… surtout si tu te montres récalcitrante, Lise.

Maman, est-ce possible que vous vouliez cela ? s’écria Lise avec angoisse. Je ne connais pas ce prince Ormanoff…

Mais moi, je le connais ; je sais qu’il a rendu sa première femme heureuse. Certes, il est d’apparence très froide, mais que signifie cela ? Les belles protestations, les douces paroles ne cachent souvent que des pièges. De plus, vu ta jeunesse, il ne sera pas mauvais pour toi d’avoir un mari sérieux, qui saura te diriger… Ne prends pas cet air navré, Lise ! Ne croirait-on pas que je te condamne au supplice ?

Lise tordit machinalement ses petites mains.

Il me fait peur !… Et puis, jamais encore je n’avais pensé que je puisse me marier. Cela me semblait si, si lointain ! Je me considérais toujours comme une enfant… Et, tout d’un coup, vous venez me dire qu’il faut que je devienne la femme de cet étranger, qui m’emmènera où il voudra, loin d’ici, loin de vous tous ! Oh ! maman ! dites-lui non, ne pensez plus à cela, je vous en prie !

Mme de Subrans abaissa un peu ses paupières, comme si la vue du doux regard implorant lui était insoutenable.

Tu es folle, Lise ! Certes, tu n’avais aucune raison jusqu’ici de penser au mariage ; mais, du moment où une occasion inespérée se présente, il importe de ne pas la laisser échapper.

Mais, maman, je suis sûre que le prince Ormanoff n’est pas catholique !

Non, naturellement. Mais tu seras mariée d’abord selon le rite de ta religion, ainsi qu’il est habituel pour les unions mixtes.

Je ne puis épouser qu’un catholique ! s’écria Lise avec un geste de protestation.

Que tu es ridiculement exagérée, ma pauvre enfant ! Ta mère et moi étions-nous catholiques ? Cela a-t-il empêché que je vous laisse suivre à tous trois la religion de votre père ?

Mais… lui… voudrait-il ? murmura Lise.

Les paupières de Catherine battirent un peu.

C’est lui-même qui m’a dit que votre mariage serait béni à l’église catholique, répondit-elle d’une voix sourde. Tu verras qu’il n’est pas si terrible qu’il en a l’air. Avec de l’adresse, qui sait ? tu en feras peut-être ce que tu voudras, petite Lise !

Elle essayait de sourire, mais si elle n’avait pas été placée à contre-jour, la jeune fille aurait vu avec surprise quel douloureux rictus tordait ses lèvres — ses lèvres menteuses qui trompaient une enfant innocente.

Lise cacha son visage entre ses mains.

Est-ce possible !… est-ce possible que, tout d’un coup, je doive me décider !… Mais je puis réfléchir quelques jours, maman, demander conseil ?

Le visage de Catherine se contracta. Demander conseil !… à son confesseur, sans doute ? Qui sait si ce prêtre ne viendrait pas se mettre à la traverse ! Il fallait, à tout prix, arracher à l’enfant une promesse.

Réfléchir ! Lise, le prince veut une réponse ce soir. Comprends-tu, il retrouve en toi sa première femme qu’il a beaucoup aimée, et depuis qu’il t’a vue, il ne vit plus, dans la crainte d’un refus. Pense donc, Lise, ce sera une charité de consoler ce veuf, de lui rappeler Olga…

Les mots sortaient avec peine des lèvres desséchées. À bout de force, Mme de Subrans laissa tomber sa tête sur le dossier du fauteuil.

Maman, maman ! dit Lise avec angoisse.

Catherine était évanouie. La jeune fille appela Albéric, l’envoya chercher le médecin, puis essaya de faire revenir à elle sa belle-mère. Mais la syncope durait encore quand arriva le docteur Mourier.

Est-elle donc plus malade, docteur ? demanda Lise lorsque, Mme de Subrans ayant repris ses sens, le médecin s’éloigna après avoir écrit quelques prescriptions.

Un peu plus, oui… Il faudrait lui éviter les grandes contrariétés, les trop fortes émotions. A-t-elle eu quelque chose de ce genre aujourd’hui ?

Oui, peut-être, murmura Lise en rougissant.

C’est cela. Elle a besoin d’une grande tranquillité d’esprit, je ne vous le cache pas, mademoiselle Lise. À ce prix, elle peut vivre des années avec cette maladie.

Lise, en revenant vers la chambre de sa belle-mère, se sentait toute troublée. Était-ce donc sa résistance à ce mariage qui avait occasionné cette secousse dont, visiblement, le docteur se montrait inquiet ? Alors, si un malheur survenait, si Albéric et Anouchka devenaient orphelins, ce serait elle, Lise, qui en serait la cause ?…

Que faire, mon Dieu ?… que faire ? murmura-t-elle éperdument.

En l’entendant entrer, Madame de Subrans tourna vers elle son visage défait.

Tu vois, enfant, en quel état précaire est ma santé, dit-elle d’une voix étouffée. Un jour ou l’autre, je puis m’en aller dans une crise, dans une syncope. Tu resterais sans proche parenté… Tandis que, mariée, tu n’aurais besoin de personne, et je partirais plus tranquille pour toi…

La main brûlante de Lise se posa sur celle de sa belle-mère, qui tremblait convulsivement.

Vraiment, si j’acceptais ce mariage, vous seriez satisfaite, maman ?

Un oui presque imperceptible passa entre les lèvres de Catherine.

En ce cas, puisque vous pensez que c’est un bien pour moi, j’épouserai le prince Ormanoff, dit Lise d’une voix un peu éteinte.

En même temps elle se penchait, offrant son front aux lèvres de sa belle-mère.

Catherine eut un geste pour la repousser, mais, se raidissant, elle donna un baiser à l’enfant qu’elle venait de sacrifier aux exigences impitoyables de Serge Ormanoff.

Va, Lise, dit-elle d’un ton affaibli. Laisse-moi, j’ai besoin de me reposer. Et ce soir, j’écrirai un mot à Serge.

Lise sortit du salon et, gravissant rapidement l’escalier, entra dans sa chambre, une grande pièce simplement meublée qu’elle entretenait elle-même avec beaucoup de soin. Elle se jeta à genoux devant son crucifix et, prenant sa tête à deux mains, se mit à pleurer.

Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible !… Je ne pourrai jamais ! j’ai trop peur !… Oh ! Gabriel, priez pour moi ! dites, cher Gabriel, priez pour votre petite Lise !



A suivre...

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