Chapitre V

Chapitre V

Une neige légère était tombée le matin et poudrait encore les arbres dépouillés du cimetière, les allées étroites, les tombes qui semblaient ainsi toutes parées, comme pour accueillir la nouvelle mariée qui venait d’ouvrir la vieille grille rouillée.

Après la seconde bénédiction nuptiale donnée par un pope dans le salon de Mme de Subrans, Lise, sur l’ordre du prince Ormanoff, était montée afin d’échanger sa robe blanche contre un costume de voyage. Et tandis qu’elle s’habillait en refoulant ses larmes, il lui était venu l’irrésistible désir d’aller prier encore une fois sur la tombe de Gabriel.

Le prince avait dit qu’ils ne partiraient que dans une heure. Elle avait le temps de courir jusqu’au cimetière et de revenir bien vite, avant qu’il s’en aperçût.

Maintenant, agenouillée, la tête entre ses mains, elle évoquait devant cette tombe l’angélique visage de Gabriel, et ses yeux graves et profonds qui avaient conquis à Dieu l’âme de la petite Lise. Que n’était-il là aujourd’hui pour encourager sa pauvre petite amie ! Oh ! si elle avait pu entendre sa chère voix, avant de s’en aller avec cet étranger, énigme vivante devant laquelle s’effarait son jeune cœur !

Elle étendit la main et cueillit un des chrysanthèmes blancs qui demeuraient encore fleuris, grâce au soin qu’en prenait la vieille servante de Mme des Forcils, tombée à peu près en enfance depuis la mort de Gabriel, “son petiot chéri”.

Je la garderai en souvenir de vous, mon ami Gabriel ! murmura Lise en posant ses lèvres sur la fleur. Et vous qui êtes un saint, vous prierez pour votre pauvre Lise, vous la protégerez… Oh ! mon Dieu, soyez ma force ! Voyez comme je suis petite et faible…

Elle était si absorbée qu’un bruit de pas, d’ailleurs assourdi par la neige, ne lui avait pas fait lever les yeux, jusqu’à ce que l’arrivant se trouvât à quelques pas d’elle. Alors elle eut une exclamation étouffée en reconnaissant le prince Ormanoff.

Que faites-vous ici ?

La voix était dure, les yeux que rencontra le regard éperdu de Lise parurent à la jeune femme presque noirs.

Je suis venue prier une dernière fois sur la tombe d’un ami, répondit-elle d’une voix un peu éteinte.

Un ami ? comment cela ? Expliquez-vous.

Elle dit alors comment elle était entrée en relations avec Mme des Forcils et son fils, comment Gabriel et elle avaient sympathisé aussitôt, et quel chagrin lui avait causé sa mort. Elle tremblait, beaucoup moins à cause de la bise froide que du saisissement dû à l’apparition inopinée de son mari, et, oubliant de se relever, elle semblait agenouillée devant lui comme une pauvre petite agnelle devant quelque fauve sans pitié.

Il l’écoutait, impassible, et, quand elle eut fini, il dit seulement, d’un ton net et glacé :

Il faudra oublier tout cela, Lise.

Un effarement passa dans le regard de la jeune femme.

Oublier Gabriel ! Oh ! Serge !

Il le faudra. Toute trace de votre existence antérieure doit disparaître de votre mémoire, car j’ai droit à toutes vos pensées, et j’entends les posséder toutes. Vous ne devez plus avoir qu’un but dans l’existence : c’est de m’obéir et de me plaire. Maintenant, levez-vous et suivez-moi.

Sa main ferme et pourtant étrangement souple se posa sur celle de Lise et la détacha sans violence de la grille à laquelle elle se crispait. La jeune femme se releva machinalement. Le regard aigu du prince se posa sur son autre main, fermée comme si elle retenait quelque chose.

Qu’avez-vous là, Lise ?

Une fleur, murmura-t-elle.

Quelle fleur ?

Du geste, elle désigna les chrysanthèmes.

Vous l’avez cueillie ici, vous l’emportiez comme souvenir ?

Elle inclina affirmativement la tête. Sa gorge était tellement serrée qu’il lui semblait impossible de prononcer un mot.

Donnez-moi cela !

Elle leva un regard d’angoisse sur le hautain visage de Serge.

Pourquoi ? balbutia-t-elle.

Parce que je le veux. Donnez !

Mais elle serra plus fort la fleur entre ses doigts tremblants, et, instinctivement, essaya de reculer comme pour échapper à Serge.

Hélas ! une poigne vigoureuse tenait sa frêle petite main ! Qu’elle était peu de chose près de cet homme dans tout l’épanouissement de sa triomphante force masculine !

Donnez, Lise ! répéta-t-il.

Sa voix était froide, très calme, mais Lise frissonna sous le regard dur et troublant qui s’attachait sur elle.

La main de la jeune femme s’entrouvrit, laissant voir la fleur blanche. Mais elle ne la tendit pas à Serge. Ce fut lui qui la prit entre ses doigts gantés. Il la jeta à terre et appuya son talon dessus.

Voilà ce que je fais des “fleurs du souvenir”. Quand à une pareille résistance à ma volonté, je me dispense de la qualifier. Mais je vous engage à ne plus recommencer une scène de ce genre.

Il lui prit le bras, et, le serrant sous le sien, emmena la jeune femme vers la porte du cimetière.

Elle se laissait faire, incapable de résister. Mais son pauvre cœur bondissait de douleur et d’effroi, et des larmes s’amoncelaient sous ses paupières frémissantes.

Devant la porte attendait la superbe automobile du prince Ormanoff. Serge y fit monter sa femme, et s’assit près d’elle en jetant cet ordre au chauffeur :

À toute vitesse !

Presque sans bruit, l’automobile s’éloigna, et, à peine hors du village, prit une allure folle.

Lise, d’abord, n’y fit pas attention. Elle concentrait sa pensée sur cette pauvre fleur, qui gisait là-bas sur le sol neigeux, piétinée, méconnaissable, — la fleur de Gabriel, blanche et pure comme lui.

Et les larmes brûlantes glissaient, une à une, sur son visage pâle et désolé, sans qu’elle songeât à la défense qui lui avait été intimée naguère, sans qu’elle remarquât le regard d’impatience irritée qui se posait sur elle.

Mais tout à coup, elle sursauta, et ses yeux stupéfaits allèrent du paysage fuyant, inconnu d’elle, aux objets qu’elle remarquait seulement maintenant, posés sur la banquette de devant : la magnifique pelisse de zibeline que le prince avait voulu qu’elle emportât pour le voyage, et le sac — une merveille d’élégance raffinée — qu’il lui avait rapporté de Russie. Elle avait laissé ces deux objets dans sa chambre, comptant les prendre au retour du cimetière. Qui donc avait eu l’idée de les descendre et de les mettre dans la voiture sans l’attendre ? Le sac n’était même pas fermé…

Elle leva vers son mari ses yeux encore gros de larmes, en murmurant timidement :

Est-ce que… nous ne retournons pas tout de suite à la Bardonnaye, Serge ?

Ni tout de suite, ni plus tard, dit-il d’un ton sec.

Elle se redressa brusquement.

Vous ne voulez pas dire que… que je vais partir sans les revoir, sans les embrasser ? balbutia-t-elle.

Parfaitement, c’est cela même. Ces adieux étaient inutiles et j’aurais encore eu à supporter la vue de ces larmes que vous fait verser une sensibilité réellement à fleur de peau. Vous pourrez écrire un mot à Mme de Subrans, une fois à Cannes, je vous y autorise.

Lise jeta un regard désespéré vers le paysage qui passait avec une vitesse vertigineuse.

Mais ce n’est pas possible ! Je ne peux pas m’en aller comme cela ! dit-elle d’une voix étranglée. Je vous en prie, Serge, revenons !… Je ne serai pas longue, le temps seulement de les embrasser, de leur dire…

Il détourna les yeux des belles prunelles implorantes, et un pli de colère vint barrer son front.

Taisez-vous, Lise, cessez ces supplications ridicules ! Il me plaît d’agir ainsi, vous n’avez qu’à vous soumettre, — d’autant mieux que vous avez à vous faire pardonner votre révolte de tout à l’heure, pour laquelle il n’est pas mauvais que vous ayez une punition.

Les petites mains jointes retombèrent, les paupières s’abaissèrent sur les yeux noirs qui se remplissaient de nouveau de larmes. Lise s’enfonça davantage dans son coin, en appuyant sur ses mains tremblantes son visage glacé par l’émotion douloureuse. Elle savait maintenant qu’en cet époux qui avait ce matin, par la voix du prêtre, promis amour et protection à Lise de Subrans, elle ne trouverait qu’un maître despotique et impitoyable.

Son cœur battait à coups précipités, et à grand-peine, elle étouffait les sanglots qui l’étranglaient. Une vague de souffrance désespérée montait en elle… Oh ! si cette automobile, dans sa course effrénée, pouvait se briser, et qu’elle, Lise, fût réduite en miettes ! Là-haut, elle retrouverait Gabriel, elle serait loin de cet homme effrayant, qui lui interdisait jusqu’aux larmes !

Quelle allait donc être sa vie ? Que deviendrait-elle s’il lui fallait trembler ainsi constamment devant lui ?

Une prière éperdue montait à ses lèvres, vers le Dieu que Gabriel lui avait appris à connaître. Jamais, mieux qu’en cet instant, elle n’avait eu une telle conscience de sa propre faiblesse, en même temps que de la force toute-puissante qui, du haut du ciel, veillait sur elle et s’insufflait en sa jeune âme chancelante sous la douleur.

Peu à peu, la fatigue, la vue fuyante du paysage d’hiver, la tiédeur qui régnait dans la voiture, le subtil parfum d’Orient que le prince Ormanoff affectionnait, provoquaient chez la jeune femme une torpeur qui finit par se changer en sommeil. Serge, lui aussi, fermait les yeux. Mais il ne dormait pas, car sa main dégantée caressait fréquemment sa barbe blonde, en un geste qui lui était habituel dans ses moments de contrariété.

Un cahot rejeta tout à coup Lise contre son mari. Serge abaissa les yeux vers la tête délicate qui reposait maintenant contre son épaule. Lise ne s’était pas réveillée. Sur son visage se voyaient encore des traces de larmes. Mais elle était de ces femmes que les larmes n’enlaidissent pas, qu’elles ne rendent que plus touchantes. Un peu de fièvre empourprait ses joues, sur lesquelles ses longs cils sombres jetaient une ombre douce. Sa petite bouche gardait jusque dans le sommeil une contraction douloureuse, et un tout petit pli de souffrance se voyait sur son front blanc.

Pendant quelques secondes, Serge la contempla. Il se pencha tout à coup et ses lèvres effleurèrent les paupières closes. Mais il se redressa brusquement, le visage plus dur, le front contracté. Il prit à deux mains l’exquise petite tête, et doucement, en un mouvement presque imperceptible, il la reposa sur les coussins de la voiture, sans que la jeune femme se réveillât.

Alors, se détournant, il s’appuya à l’accoudoir de velours, en fixant vaguement sur le paysage neigeux son regard sombre et soucieux.



A suivre...

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