Chapitre VIII

Chapitre VIII

Le même soir, Serge apprit à sa femme que la grande-duchesse, cousine du tsar, qui avait vu la nouvelle princesse Ormanoff à l’église le dimanche précédent, venait de lui faire connaître son désir que la jeune femme lui fût présentée le lendemain.

Un véritable émoi s’empara de Lise à cette perspective. C’était la première fois qu’elle allait paraître dans le monde et qu’elle se trouverait en présence de si hauts personnages. Sa timidité s’effrayait, surtout à l’idée que ces débuts auraient lieu sous l’œil impitoyable du prince Ormanoff.

Combien, en effet, ils lui eussent paru moins difficiles si elle avait pu les accomplir sous l’égide d’un mentor indulgent et affectueux !

Serge régla dans ses moindres détails la toilette que devait porter sa femme pour cette réunion relativement intime. Et le soir, quand Dâcha et Sonia eurent fini d’habiller leur jeune maîtresse, il vint donner le coup d’œil du critique suprême.

Cette fois, il ne trouva rien à dire. Lise était idéale dans cette robe en crêpe de Chine d’un rose pâle, tombant en longs plis souples autour de sa taille délicate. L’ouverture échancrée du corsage laissait apparaître son cou d’une blancheur neigeuse, sur lequel courait un fil de perles d’une grosseur rare. Dans les cheveux noirs coiffés un peu bas brillait une étoile de rubis énormes — la pierre préférée du prince Ormanoff, qui en possédait une collection sans rivale.

Serge enveloppa la jeune femme d’un long regard investigateur et dit laconiquement :

C’est très bien.

Vraiment, on aurait cru que Son Altesse n’était pas satisfaite ? chuchota Sonia quand le prince et sa femme furent sortis de l’appartement. Il avait un air singulier en disant cela. Pourtant, on ne peut rêver quelque chose de plus ravissant que notre princesse, ce soir surtout ! Jamais la princesse Olga n’a été ainsi, et cependant, le prince ne se montrait pas aussi froid pour elle. Il est vrai qu’elle était autrement caressante, et autrement souple que celle-ci ! Vous rappelez-vous, marraine, de quel air humble elle lui disait, en appuyant timidement sa tête sur son épaule : “Suis-je bien ainsi, mon cher seigneur ?” Il n’avait pas de raison d’être raide, alors. Pourquoi se fâcher devant une jeune femme toujours sereine, toujours souriante, toujours soumise ? Mais la princesse Lise est triste, et il y a de la résistance dans ses yeux.

Malheureusement pour elle ! soupira Dâcha en se baissant pour ramasser un petit soulier qui eût excité la jalousie de Cendrillon.

Lise eut ce soir-là un immense succès d’admiration et de sympathie. La grande-duchesse la combla de marques de bienveillance ; le grand-duc l’entretint un long moment et lui adressa quelques délicats compliments qui firent monter une vive rougeur à ses joues, ce qui la rendit plus jolie encore.

À l’envi, tous les invités des princes célébrèrent sa grâce, sa candide et si exquise réserve, et déclarèrent le plus heureux des hommes le prince Ormanoff dont l’impassible visage ne laissait rien deviner des sentiments que pouvait lui inspirer le succès de sa femme. De l’avis de tous, et en particulier du grand-duc et la grande-duchesse qui avaient causé un peu plus longuement avec elle, la nouvelle princesse était, de toutes façons, et malgré sa très grande jeunesse, supérieure à Olga, pour l’intelligence en particulier.

Dans le coupé qui le ramenait avec Lise vers leur demeure, Serge demeura un moment silencieux, regardant la jeune femme, qui fermait un peu les yeux, car cette veillée inaccoutumée la fatiguait et elle sentait le sommeil l’envahir.

Racontez-moi donc ce que vous a dit le grand-duc, ma chère, dit-il tout à coup.

Une teinte pourpre monta aux joues de Lise. Sa modestie s’émouvait à l’idée de répéter ces paroles flatteuses.

Voyons ! j’attends, dit-il en voyant qu’elle restait silencieuse.

Lise, confuse, s’exécuta pourtant, car elle savait maintenant qu’on ne résistait jamais aux exigences de Serge Ormanoff.

Cela vous a fait plaisir ?

Il se penchait un peu et plongeait son regard dans celui de la jeune femme.

Oh ! pas du tout ! dit-elle spontanément.

Ses grands yeux limpides et graves ne se baissaient pas sous le regard impératif, bien que la jeune femme dût s’avouer qu’il ne lui avait jamais paru plus énigmatique, plus troublant que ce soir.

C’est bien, dit-il tranquillement. Laissez-moi toujours lire dans vos yeux comme ce soir, Lise, et ne me cachez jamais rien.

Elle sentit qu’un bras entourait doucement son cou, que des lèvres effleuraient ses cheveux et se posaient sur sa tempe. Son regard, un peu effacé par la stupéfaction, rencontra des yeux tout à coup très bleus, tels qu’elle ne les avait jamais vus…

Je suis content de vous, Lise, dit une voix adoucie.

Pendant quelques secondes, elle demeura presque inconsciente, la parole coupée par la surprise et l’émotion. Puis, tout à coup, une pensée s’éleva en elle : c’était le moment d’adresser la demande pour laquelle, depuis plusieurs jours, elle guettait en vain l’occasion favorable.

Mais la voiture arrivait devant la villa d’Ormanoff ; Serge retirait son bras et écartait la tête charmant qui s’appuyait la seconde d’auparavant sur son épaule. Et en le regardant, Lise constata avec un serrement de cœur que sa physionomie n’avait jamais été plus froidement altière.

Non, ce n’était pas encore le moment de régler avec lui cette question religieuse, au sujet de laquelle il n’avait plus ouvert la bouche. Cependant le dimanche revenait dans deux jours, et Lise voulait remplir son devoir de catholique.

Après avoir longuement réfléchi le samedi, elle s’arrêta à ceci : elle se rendrait à une messe matinale, dans une église qu’elle avait aperçue très proche de la villa ; elle tâcherait de s’informer près d’un prêtre de la ligne de conduite qu’il lui faudrait suivre, puis elle rentrerait pour affronter l’assaut, qu’elle prévoyait terrible.

À cette seule pensée, un frisson la secouait. Elle ne savait de quoi était capable ce sphinx effrayant qu’était le prince Ormanoff. Mais elle était résolue, malgré tout, à accomplir son devoir.

Ce fut en tremblant et en priant qu’elle s’habilla hâtivement, le dimanche matin, et sortit à sept heures de la villa. Les domestiques, qui commençaient le nettoyage, la regardèrent passer avec un ahurissement indicible. L’un d’eux murmura même :

Je pense qu’elle est un peu folle, la pauvre princesse ! Je ne voudrais pas me trouver à sa place, tout à l’heure !

En quelques minutes, Lise était à l’église. Un prêtre âgé entrait précisément au confessionnal. Lise lui ouvrit son âme, le mit au courant de sa situation et reçut l’assurance qu’elle devait, coûte que coûte, résister aux prétentions de l’époux qui voulait lui imposer une apostasie.

Quand elle eut entendu la messe et reçu avec une évangélique ferveur le pain des forts, elle revint vers la villa Ormanoff, — sa prison. Dans sa chambre, Dâcha l’attendait, effarée et désolée.

Madame !… Oh ! Altesse ! s’écria-t-elle en joignant les mains. Que va-t-il arriver ?… Seigneur ! Seigneur !

Ne vous inquiétez pas, Dâcha. Il n’arrivera jamais rien que Dieu n’ait permis.

Le calme, la douce sérénité de la jeune femme parurent stupéfier Dâcha, en la réduisant au silence. Sans mot dire, elle revêtit sa maîtresse d’une vaporeuse robe d’intérieur, toute rose, qui seyait mieux que tout autre à la beauté de Lise. Ne fallait-il pas tout faire pour adoucir la terrible colère qui éclaterait tout à l’heure ?

Mais en vaquant à sa tâche, Dâcha demandait quelle mystérieuse influence amenait dans le regard de lise ce rayonnement céleste.

La jeune princesse congédia Dâcha et, s’asseyant dans son salon, se mit à prier. De temps à autre, un frisson impossible à réprimer la secouait. La veille, Serge s’était montré précisément plus froid et plus fantasque que jamais, presque dur même à certains instants. Avait-il eu l’intuition de la révolte qui se préparait ?

Elle tressaillit tout à coup, en serrant nerveusement ses mains l’une contre l’autre. Une porte s’ouvrait, laissant apparaître le prince Ormanoff. Il n’y avait aucune expression inusitée sur sa physionomie. Seuls, les yeux, d’un vert sombre, presque noirs, annonçaient l’orage.

Il s’avança vers Lise, et, lui saisissant le poignet, l’obligea à se lever.

Où avez-vous été ce matin ? interrogea-t-il.

À la messe, Serge.

Par un héroïque effort de volonté, elle réussissait à réprimer le tremblement de sa voix, à soutenir sans bravade, mais avec une calme énergie, ce regard, si terrible pourtant.

Où ?

À l’église, tout près d’ici.

Vous avez osé me braver ainsi ? Savez-vous comment mes ancêtres traitaient les épouses insoumises ? Ils les faisaient fouetter jusqu’à ce qu’elles crient grâce et obéissent à leurs volontés.

Lise frémit, mais ses beaux yeux rayonnèrent.

Vous pouvez faire de moi ce qu’il vous plaira, je suis trop faible pour me défendre, mais je souffrirai tout plutôt que de commettre une faute. Au reste, je suis prête à vous obéir en tout ce qui n’offense pas la loi divine. Vous ne pouvez exiger davantage.

Les doigts de Serge s’enfoncèrent dans le frêle poignet, à l’endroit où il se trouvait entouré par la chaîne d’or, et Lise retint un gémissement de douleur en sentant les minces chaînons pénétrer dans sa chair.

J’exige tout. J’exige votre âme tout entière. Je suis votre maître et votre guide, j’ai droit à votre obéissance absolue, sans réserve. Vous allez me demander pardon pour votre inqualifiable équipée de ce matin, et, tout à l’heure, vous m’accompagnerez à notre église.

Jamais, Serge. Je suis catholique, et je le resterai.

Une lueur terrifiante s’alluma dans le regard de Serge. Ses doigts, devenus incroyablement durs, broyèrent le poignet de Lise, et, cette fois, la douleur fut telle que la jeune femme pâlit jusqu’aux lèvres, en laissant échapper un gémissement.

Il devint blême et la lâcha aussitôt.

Jamais je ne me suis heurté à pareille révolte, dit-il d’une voix sourde. Vous m’obligez à des actes tout à fait en dehors de mes habitudes. Vous allez vous habiller et vous me rejoindrez en bas pour m’accompagner, comme je vous l’ai dit. Alors, je pardonnerai, peut-être.

Et, sans attendre la réponse, il tourna les talons et sortit du salon.

Lise se laissa tomber sur un fauteuil. Ses nerfs, raidis sous l’effort de la résistance morale, se détendirent, et les larmes se mirent à couler, lourdes et brûlantes.

Des élancements se faisaient sentir à son poignet meurtri. Elle enleva le bracelet, non sans une plus forte douleur, car la dure pression avait enfoncé profondément les chaînons dans la peau si tendre. Elle passa dessus de l’eau fraîche et remit aussitôt la chaîne d’or. Il ne fallait pas que personne vît ces traces de brutalité du prince Ormanoff.

Le laps de temps fixé par Serge s’écoula. Lise entendit le roulement de la voiture qui s’éloignait. Il s’en allait seul à l’église.

Maintenant, qu’allait-il advenir d’elle ? Comment punirait-il la révoltée ? Lise le saurait bientôt, sans doute.

Mon Dieu ! Défendez-moi ! je me remets entre vos mains ! dit-elle en un élan de confiance éperdue.

Bien qu’elle se sentît brisée par les terribles émotions de cette matinée et par l’appréhension de l’avenir, elle descendit comme de coutume pour le déjeuner. Le prince ne parut pas s’apercevoir de sa présence ; Mme de Rühlberg ne lui adressa que quelques mots, d’un air gêné, et Varvara baissa encore plus que de coutume le nez vers son assiette.

Lise passa l’après-midi dans son appartement, essayant de combattre par la prière l’angoisse qui la serrait au cœur. Au dîner, elle eut un soulagement en constatant l’absence de Serge, retenu chez le grand-duc, avec lequel il s’était rencontré l’après-midi.

Le repas terminé, Lise remonta aussitôt chez elle. Elle y trouva ses femmes de chambre, affairées autour des armoires, transportant des malles… Dâcha lui apprit que le prince avait donné l’ordre de passer la nuit à faire ses bagages et ceux de la princesse, tous deux partant le lendemain matin pour Kultow avec leurs serviteurs particuliers.

Kultow !… Le domaine immense où le prince Ormanoff régnait en quasi-souverain ; la demeure ancestrale perdue dans la solitude neigeuse de la steppe. C’était l’exil, c’était la tyrannie impitoyable s’abattant sans obstacle sur la jeune épouse révoltée et sans défense, dont les plaintes seraient étouffées plus facilement là-bas.

Un moment, Lise chancela de terreur devant la perspective entrevue. Mais elle se ressaisit aussitôt, et tandis qu’elle implorait du Seigneur la force nécessaire, il lui sembla entendre la douce voix de Gabriel qui répétait, comme autrefois : “La force de Dieu est avec vous. Faites votre devoir et ne craignez rien.



A suivre...

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